“Somebody insulted me in the pub, I want
to sing about it”
Interview de Kevin Coyne et Jeffrey
Lewis, avant leur concert au Nouveau Casino à Paris,
le 9 février 2004.
L'argument de la soirée Froggy’s Delight du 9 février,
consistait en la rencontre de deux musiciens qui, malgré
l'écart générationnel - trente ans les séparent-
ont d’évidents points communs. Leurs textes délirants
et fun, leur façon expéditive d’enregistrer,
leur attitude critique face au show-biz, créaient un pont
entre les années 70 anglaises et le New York des années
2000…
Quand deux musiciens se rencontrent, de quoi parlent-ils ? Pas
seulement de musique… mais aussi du business, des arnaques,
du contrôle impossible de leurs affaires, de la difficulté
d’accorder leur confiance. Au final, le vieux routard n’a
pas de leçon ou de dogme miracle à délivrer
au jeune loup…
Ils parlent aussi de la low-fi comme dénominateur commun,
de la solitude du peintre ou du dessinateur comparée à
l’excitation de la scène, de l’improvisation,
qu’ils mettront en pratique une heure plus tard pour un mémorable
rappel…
Rencontre de deux artistes qui ont oublié d’être
idiots.
Kevin, tu avais entendu parler de l’Anti-Folk
avant d’écouter les disques de Jeff ?
Kevin Coyne : Non, pas vraiment mais de toute façon,
moi je suis anti folk, je suis contre le folk ! Mais ce n’est
peut-être pas la même chose... Comme tu le disais, l’Anti-Folk,
c’est un terme pour journalistes. Je ne suis pas bien sûr
de quoi il s’agit en fait.
Jeffrey Lewis : C’est formidable mais je crois
que c’est la première fois qu’un Européen
voit juste à ce sujet ! L’Anti-Folk, ça ne veut
rien dire. On me demande à chaque interview : "Qu’est
est le message du mouvement Anti-Folk ?". Mais il n’y
a rien à en dire…
Les journalistes aiment bien mettre des étiquettes
sur les musiciens.
JL : En fait, je suis bien content que ça existe
parce que ce que je fais a l’air plus interessant. C’est
un titre qui attire les gens. Si je me contentais d’être
un chanteur-compositeur, j’aurais l’air d’un imbécile.
FD: L’AntiFolk c’est aussi la low-fi.
Qu’est-ce que tu en penses, Kevin?
KC : La low-fi ? Bien sûr, moi même, je
suis low-fi ! Mais pas ce soir ! La plupart du temps, je suis très
très low-fi. Je ne connais que deux accords, ça m’a
toujours suffit !
Tu dirais que tes enregistrements studio sont low-fi
?
KC : Oui, le dernier album qui va bientôt sortir…
en fait, c’est difficile de faire de la low-fi de nos jours.
Quand j’ai commencé, on avait des deux ou des quatre
pistes, donc, c’était nécessairement low-fi
parce qu’on n’avait jamais assez de pistes. Mais aujourd’hui,
tout est sur ordinateur. On n’a plus besoin des bandes, des
tables. On fait tout chez soi !
JL : On m’a déjà posé si
souvent cette question que j’ai finalement trouvé une
réponse qui va peut-être plaire à Kevin : il
faut voir la low-fi comme le contraire de ce qu’on y voit
habituellement. La fidélité, c’est la vérité
et la vérité se perd dans les enregistrements dits
hi-fià cause des overdubs et de tout ce procesus de nettoyage
et de perfection. En final, on est loin d’être fidèle
au son créé au départ.
On perd l’émotion.
JL : Oui. Quand tu enregistres, tout ce qui se passe
à ce moment-là est un reflet fidèle de la vérité
de cet instant. On en arrive au contraire de la définition
habituelle. C’est vrai ce que dit Kevin : avec le numérique,
c’est très difficile de faire un enregistrement low-fi.
Il faudrait vouloir le faire exprès et c’est complètement
l’opposé de la démarche. Il faut se contenter
de jouer, c’est tout.
KC : Sinon, ça sonne un peu artificiel.
JL : Oui.
KC : Quand tu entends ça, tu te dis "Pourquoi
ca sonne comme ca ?". Ils font exprès d’avoir
un son pourri. Il faut de la simplicité et de l’honnêteté
pour être aussi proche que possible de l’interprétation
des musiciens. Ce n’est pas toujours facile.
Cela nous amène bien sûr à Daniel
Johnston. Kevin, tu le connais ?
KC : Non.
C’est un Texan…
JL : Il est formidable.
C’est vrai. Il a enregistré des tas
de cassettes au début des années 80. Il avait un petit
magnéto à cassette et il tapait sur son piano. Le
son était très mauvais : ça, c’était
dela low-fi !
JL : Mais les chansons sont formidables.
KC : Si les chansons sont bonnes…
Oui, c’est un excellent songwriter.
JL : D’après la légende, il n’avait
même pas de double platine magnéto. Quand quelqu’un
voulait un de ses albums, il ré-enregistrait toutes les chansons
dans le même ordre.
KC : C’est très bien, c’est même
quasiment parfait. C’est quelque chose que j’ai toujours
essayé d’atteindre depuis les années 70…
Oui, l’émotion est présente,
si tu arrives à enregistrer sans rien avoir à ajouter…
KC : Oui et c’est ce que j’ai toujours
voulu faire depuis la première fois que j’ai mis les
pieds dans un studio d’enregistrement : s’approcher
le plus possible de ce que je ressentais et de la façon dont
jouait et sonnait le goupe. Mais, il y avait toujours des producteurs
pour m’emmerder. Les gros labels t’imposent toujours
des types qui sont censé être parfaits. A part Steve
Verroca qui a produit Marjory Razorblade, qui était le producteur
de Link Wray et qui avait de bonnes idées. Link Wray était
un peu low-fi de toute façon… Les autres producteurs
ne comprenaient rien à rien ! Tous ces types d’Atlantic
Records… si je vous racontais… Même Nick Mason
du Pink Floyd voulait me produire et j’ai refusé.
Ils t’ont fait enregistrer “Fever”.
Une version disco de “Fever”!
KC : Oui, avec grand orchestre et tout le bordel et
produit par Mort Lange ! C’était sa première
production. Maintenant, il a épousé… comment
s’appelle-t-elle ? A l’époque, c’était
un Africain du Sud fraîchement débarqué d’Afrique
du Sud. Il était venu me voir. Je lui avais dit "Je
ne veux pas ! Pas question !". Il a mis des arrangements partout.
J’ai refusé d’aller voir ça. Je me suis
contenté de chanter sur les backing tracks.
C’est un des pires disques de Kevin Coyne
!
KC : Oui. Non ! C’est très bien ce que
j’ai fait là-dedans !
JL : C’est dans quel disque ?
C’est un single.
KC : Il y a eu deux singles. On a fait aussi "Walk
on by". Mais, ce que je faisais là-dedans, moi, c’était
très bien. Ca a eu du succès.
Orchestre à cordes et tout le bazar.
KC : Oui, le grand orchestre.
Jeff, tu n’as pas ce problème avec
les producteurs ?
JL : Personne n’a jamais proposé de nous
aider
Ca te plairait ?
JL : Je me dis que ca serait bien que quelqu’un
qui ait de bonnes idées collabore avec nous. Je ne sais pas
comment on fait des disques, c’est un art à part entière
et moi, je ne suis vraiment pas doué. L’idée
de faire un album, c’est une chose, écrire des chansons
qui te paraissent valables, c’en est une autre mais ce n’est
pas pour ca que tu sais faire un album. Surement, ça serait
bien si quelqu’un qui savait faire des albums venait nous
aider. Souvent, je n’ai aucune idée de ce qu’il
faut faire.
KC : Méfie-toi… Crois-moi, méfie
toi. Je crois que ce que tu fais en ce moment, c’est bien.
Tu as su éviter le côté maniéré,
un peu cucul, qu’on entend souvent. Je pense surtout à
Loudon Wainwright. Je ne peux pas le supporter.
JL :"The Magic Number Four"
KC : Et son fils s’y met aussi maintenant !
JL : Je ne sais jamais qui est qui entre eux deux.
KC : C’est propre, c’est mignon, un peu
comme John Martyn. J’ai fait une interview pour Uncut dernièrement
où je disais que je détestais les chansons bien-faites,
bien comme il faut, avec un pont… tout ce côté
McCartney. Je n’ai jamais aimé les Beatles. Et j’ai
toujours essayé d’éviter toute cette merde.
Je déteste ca. "Bonne chanson, ca !".C’est
ce que te disent les producteurs.
Je me souviens la première fois que j’ai enregistré
pour la BBC, c’était en 1968 : on arrive et on joue
une chanson qui s’appelle "Soon" de l’album
Siren et le pont est un peu bizarre dans cette chanson ; et le producteur
nous dit : "Ca ne va pas ! Ca n’est pas comme il faut
!". Je lui ait dit : "Fuck off! C’est notre chanson
!". Tu vois le genre, la BBC, le type qui fume la pipe. Incroyable.
Enfin, j’ai des millions d’histoires dans ce genre.
Je vais essayer de vous les épargner.
J’ai parlé avec Steve Bull qui jouait
des claviers avec toi [Kevin] au début des années
80. Il me racontait que lorsque tu voulais enregistrer un nouvel
album, tu demandais de l’argent à la maison de disques
– Virgin à l’époque je suppose –
et ensuite, tu louais un tout petit studio et tu enregistrais très
vite en quelques jours pour pouvoir garder l’argent qui restait
pour payer ta maison.
KC : Oui, enfin, pas pour payer la maison, plutôt
pour me payer du bon temps, des vacances et puis, j’avais
deux enfants…
Ca me paraît très bien : là-encore,
c’est de la low-fi.
KC : C’est vrai, on enregistrait vite…
il faisait des tas de couches de claviers compliqués. Moi,
je disais "On va faire simple !". J’improvisais
les textes et c’était réglé.
Il voulait tout ré-enregsitrer mais tu n’as
pas voulu ?
KC : Cet album-là [Politicz] a été
enregistré par le duc de Montenegro ! Un type de la famille
royale, il était allé à l’école
de Eaton, un peu snob. C’était lui l’ingénieur
du son… C’est vrai… Enfin… C’est pas
vrai, tu sais cette histoire… pour payer ma maison ! Conneries
! J’avais bien assez pour payer ma maison !
La première fois que j’ai pensé
à vous faire jouer ensemble, j’ai demandé à
Jeff de m’expliquer comment il organisait sa carrière
et ses tournées. Tu peux nous résumer ca ?
JL : Tu envoies des mails à tous le gens que
tu connais en Europe en leur demandant s’ils peuvent te trouver
des shows. Avec un peu de chance, il y en a assez qui répondent
avec des dates pas trop éloignées qui peuvent faire
une tournée. Et après, tu pars jouer.
Tu me disais tout à l’heure que tu
n’as plus le temps d’écrire des chansons ou de
dessiner tes comics.
Ca fait un an et demi qu’on fait ça.
Au début, c’état une expérience formidable
de partir en tournée et d’avoir comme public des gens
qu’on ne connaissait pas. Ca nous changeait de New York. Mais
quand on y réfléchit, et maintenant qu’on a
fait ça plusieurs fois, je vois que j’ai passé
l’année dernière à m’occuper de
ça et que j’ai eu de moins en moins de temps pour faire
autre chose que tous ces e-mails…
Beaucoup de travail.
JL : Oui.
KC : Helmi [la femme et manager de Kevin] s’occupe
de tout ça maintenant. Mais j’ai eu des tas de managers.
Je me suis débarrassé du dernier il y a trois ans.
Tu crois que tu pourrais t’en passer?
KC : Pas vraiment. Il faut que quelqu’un s’occupe
de ça et c’est mieux si ce n’est pas toi. A un
moment, j’organisais moi même les tournées, c’est
ingrat et pas mal déprimant. Etre obligé de se vendre…
JL : Oui, c’est pénible.
KC : Ce n’est vraiment pas agréable.
JL : Le côté positif, c’est que
tu es au courant de ce qui se passe. La seule fois où quelqu’un
a géré ça à notre place, on avait des
mauvaises surprises chaque jour : ils nous louaient des batteries
alors qu’on n’en avait pas besoin, des amplis, des chambres
d’hôtels alors qu’on voulait dormir chez des amis…
des tas de dépenses inutiles : un tour-manager dont on ne
voulait pas et qui était payé avec notre argent. Des
surprises de ce genre jour après jour. Donc, même si
c’est du boulot de le faire moi même, au moins, je sais
ce qui va se passer et qu’il n’y aura pas de dépenses
inutiles.
Kevin, tu connais la chanson de Jeff “Don’t
Let The Record Label Take You Out To Lunch” ?
KC : Je me souviens du titre mais pas des détails.
JL : Je suis sûr qu’il en est passé
par là.
KC : Oui. Ils invitent souvent au restaurant. Enfin,
plus tellement ces temps-ci.
JL : Ca serait bien si quelqu’un voulait bien
nous aider de la façon dont on a envie qu’on nous aide
et pas d’une façon dont on ne veut pas.
KC : Il te faut quelqu’un qui te comprenne.
C’est difficile à trouver.
JL : Oui, je ne sais pas…
KC : Quelqu’un comme toi, Pascal.
NDLR : Hum… [rires]
KC : Je suis sérieux, un type comme lui, il
bosse, il fait ce qu’il faut, il sait être très
pratique. Il a su organiser ce show, c’était du boulot.
C’est très bien. Je sais que tu as une femme et des
enfants, Pascal mais on peut gagner de l’argent en faisant
ça si on le fait bien. C’est tout ce que je voulais
dire.
JL : Etre manager, c’est un boulot ingrat et
difficile. Quand je le fais moi même, au moins je sais ce
qui se passe… si il y avait un manager, ce serait une situation
très spéciale, il faudrait faire vraiment attention
à ce que veulent les artistes. Je crois que nous savons ce
que nous voulons et nous sommes surement les mieux placés…
KC : Si ca te convient comme ca…
La chanson "Don’t let the Record Label…"
parle du fait que tu veux savoir d’où vient l’argent
et où il va. Tu ne veux pas d’intermédiaires
?
JL : On ne nous dit rien… ce sont des sommes
d’argent si petites….
KC : Mais ca peut changer.
JL : Si il y a moyen de gagner 1000$ en faisant les
choses un peu différement, alors il faut y réfléchir
; parce qu’on a besoin de cet argent. Il faut donc vraiment
que je sache qu’on n’a pas loué une batterie
si ce n’est pas nécessaire. J’en demande peut-être
trop. On dirait que personne ne veut s’occuper de tout ca.
C’est trop ennuyeux.
En fait, soit tu es dans le showbiz et tu brasses de l’argent
et dans ce cas ce n’est pas la peine de t’occuper des
détails, soit tu ne vas rien gagner du tout et là
non plus, ca n’a pas d’importance. Voilà, apparemment,
c’est comme ça. C’est comme ça depuis
qu’on a commencé il y a un an et demi ou deux et ça
continue. On essaye de gagner un peu d’argent. C’est
beaucoup de boulot de s’occuper de tous ces détails
et que tout se passe bien et ça devient vite un boulot à
plein-temps et ce n’est pas ça que je voulais faire
au départ… Je voulais dessiner des comics. C’est
bien ce qui nous arrive avec la musique mais ça a pris des
proportions plus importantes que ce que je prévoyais.
Tu songes à faire un break ?
JL : Je me dis souvent ça mais il se passe
toujours quelque chose : on me propose de jouer avec Kevin Coyne
! Je ne peux pas refuser ! Alors, je repars. Mais je ne peux pas
repartir pour un seul show alors j’organise une nouvelle tournée
etc. etc. C’est très tentant tu sais. Quand tu es chez
toi, à écrire ou dessiner, personne ne t’applaudit
quand tu as terminé, personne ne te paye…
KC : C’est le métier le plus solitaire
qui soit : écrire ou peindre.
JL : Oui, ce n’est pas très sociable.
KC : C’est bien de rencontrer des gens.
JL : Absolument. Chez soi, personne ne vient t’interviewer
!
KC : Je suis complètement d’accord avec
toi. J’ai passé des années aux Beaux Arts, j’ai
fait des tas d’études dans ce genre et je ne pensais
pas qu’un jour je vendrais des tableaux. Mais aujourd’hui,
j’en vend. Mais je crois que si j’ai arrêté
de peindre pendant quinze ans c’est parce que, par la musique,
je pouvais rencontrer des gens. Je n’étais pas obligé
de rester enfermé dans ma chambre à me creuser la
cervelle. L’écriture, c’est pareil. Très
solitaire. Personne ne t’applaudit à la fin, personne
ne te dit "Bravo" et toi, tu doutes. Pour peu que tu vives
avec quelqu’un qui n’apprécie pas vraiment ce
que tu fais… tu finis par picoler… c’est ce qui
m’est arrivé…
Si tu devais tout reprendre à zéro,
tu ferais comme Jeff ou tu signerais encore chez Virgin Records
?
KC : Quand Richard Branson t’appelle, tu le
suis. Le mutli-millionaire… Il faut être très
fort pour résister à ça quand on n’a
pas d’argent. Mais je crois que c’est différent
aujourd’hui. Remarque… Est-ce vraiment différent
? Les mêmes requins sont là. Les types se lancent dans
le show-biz, il n’y a pas de loi, pas de règles, ils
se disen t" L’argent facile !". J’en ai rencontré
plein, ma vie était contrôlée par de vrais gangsters
– l’un d’eux est en prison aujourd’hui.
Mais c’était un challenge et je ne regrette rien.
Si je devais recommencer aujourd’hui, je ne saurais toujours
pas quoi faire. Je referais donc surement la même chose, les
mêmes erreurs… Je ne sais pas… J’avais été
sur Dandelion avec John Peel à la fin des années 60.
[Jeff] Dandelion Records, c’était le
label de John Peel
JL : Il y avait qui sur Dandelion?
KC : J’y ai fait deux disques avec Siren et,
en 1971, mon premier album solo…
“Case History”.
KC : Oui, un disque bizarre… enregistré
en un après-midi à Wimbledon.
JL : Un album fantastique.
KC : Comme tu disais, il est très low-fi, très
brut. J’avais envoyé à John Peel une cassette
et il l’a sortt. On avait aussi été approché
par Blue Horizon Records. Ils ressortent des bandes de nous ces
temps-ci. Ils voulaient nous signer. Le label de Fleetwood Mac.
Mais, je n’aimais pas trop ce Mike Vernon [patron de Blue
Horizon].
Ca ne s’est pas bien passé avec Virgin
Records ?
KC : Il y a eu de bons moments mais où est
passé l’argent ?
Ils t’ont arnaqué ?
KC : Je ne sais pas. J’ai quelqu’un qui
s’occupe de ça actuellement. Mon fils, Eugene, travaille
là-dessus. Je veux savoir pourquoi j’ai vendu tant
de disques sans jamais voir la couleur de l’argent. On me
disait : "Tu as des dettes, tu as enregistré au Manor
Studio, ça coute cher !". On ne peut jamais rien vérifier.
[Jeff] C’est ce que tu disais.
KC : C’est encore comme ça maintenant.
JL : C’est vrai, on ne peut pas vérifier.
Personne ne sait jamais. Il s’agit de petits chiffres. Je
vourais savoir si j’ai vendu 3000 ou 7000 albums. C’est
important de savoir ça pour moi. Mais tout le monde me dit
des trucs différents. Connaître la vérité,
ça serait un boulot à plein-temps. J’ai d’autres
choses que je voudrais faire… Je n’ai plus de solutions...
KC : Tu te dis que si tu fais des concerts et que
tu remplis des salles, c’est que tu dois bien vendre des disques
! J’ai joué dans toutes les grandes salles, même
l’Olympia à Paris, il n’y avait peut être
pas énormément de monde ce soir-là mais souvent,
c’était plein ; et tu te dis : "Tous ces types-là
doivent bien acheter les disques !". Tu vas dans les magasins
et tes disques sont là ! J’étais très
naïf.
JL : Alors, tu n’as pas un conseil à
me donner, du genre "Garde-toi un boulot !".
KC : Non, je crois que tu fais exactement ce qu’il
faut faire. Tu t’occupes de tes affaires et ça va marcher.
Tu ne pourras au moins t’en prendre qu’à toi.
Mais tu es aussi dessinateur… Ca va être compliqué.
Moi, j’ai arrêté de dessiner pendant quinze ans.
Plus rien. J’ai recommencé en Allemagne et on m’a
exposé et j’ai vendu alors, bien sur, j’ai continué.
Oui comme Captain Beefheart. Il a arretté
la musique pour devenir peintre.
KC : Oui, je ne suis pas un grand fan de sa peinture…
Il devrait se contenter de chanter. J’ai travaillé
avec son guitariste, Gary Lucas. Il a de bonnes histoires sur Beefheart
J’imagine.
KC : Il est très à part.
Kevin, tu es célèbre pour tes improvisations
en studio. Tu m’as dit que tu n’écrivais jamais
tes textes ?
KC : C’est vrai, jamais.
JL : Woah.
KC : Je l’ai fait au début, je me disais
"C’est come ca qu’il faut faire".
Jeff, toi, c’est un peu le contraire : tes
textes sont très longs et très écrits.
KC : Mais ils sont magnifiquement écrits. Ce
sont de petits chefs-d’œuvre de prose.
JL : Merci. On a aussi quelques titres où on
improvise un peu. Je crois que je n’ai pas assez de talent
musical pour ça. On apprend chaque jour mais, au début,
on était très limités et incapables d’improviser
musicalement. Maintenant, on en sait un peu plus et on peut se permettre
un peu plus d’impro. Ca fait peur d’improviser mais
c’est aussi marrant. C’est bien quand tu sens que ça
marche, tu tentes ta chance et ça fonctionne. Quand tu tentes
ta chance et que ça rate, c’est terrible.
KC : Ca ne marche pas toujours mais c’est un
risque que je veux bien prendre. Parfois, je me réécoute
et je frémis aux rhymes idiotes que j’ai osé.
A la fin de l’enregistrement, je vais éradiquer toutes
les répétitions et les fautes. Mais j’aime l’idée
de dire exactement ce qui me passe par la tête.
J’ai entendu des musiciens très impressionnés
par leurs séances en studio avec toi : "On fait une
première prise, puis une deuxième, et les paroles
sont complètement différentes !".
KC : C’était Brian [Godding]?
Peut-être Brian, mais aussi le pianiste, Paul
Wickens ?
KC : Paul Wickens, oui. Il travaille avec Paul McCartney
maintenant. Ca fait onze ans.
JL : Certaines personnes sont douées pour ça.
KC : Tu as raison. D’autres non.
Jeff, j’écoutais le cd “Anti
Folk Collaborations” avec Diane Cluck. C’est très
différent de tes autres enregistrements. Très sophistiqué.
Ca me fait penser à du Folk, mais Kevin n’aime pas
du tout ça donc… [rires]
KC : Non, non, pas de problème. Je n’ai
rien contre le Folk.
Ca me rappelle certains titres acoustiques de Led
Zeppelin à leurs débuts.
JL : C’est interessant.. C’est peut-être
la voix de Diane qui est très celtique.
Oui, comme la chanteuse de Fairport Convention.
JL : Oui.
KC : Vous savez, je l’ai connue, elle.
Sandy Denny. Une voix magnifique.
KC : Oui, elle picolait aussi beaucoup. Une alcoolique,
comme moi à l’époque…dans un club à
Soho un soir… Mais, je n’aime pas trop… elle a
une très belle voix, c’est sûr mais il y a quelque
chose qui me gène là-dedans… Je ne sais pas…
Pourquoi est-ce qu’ils ne parlent pas d’aujourd’hui
? Ils chantent dans une langue qui date du Moyen-Age. Moi, j’aime
la fraîcheur du quotidien : "Qu’est-ce que c’est
là au fond du jardin ?" "Quelqu’un au pub
m’a insulté, je vais faire une chanson là-dessus".
J’en ai rien à foutre des pantalons de Lady Fontleroy
! Je n’aime pas trop tout cette scène. Mais j’aimais
bien le violoniste de Fairport Convention.
JL : Cette scène là est plus connue
en Angletterre qu’en Amérique.
KC : Mais Rhino Records a tout réédité.
JL : Oui, tout est réédité mais
ça n’a jamais vraiment pris, cette école et
ces groupes… Ce sont des artistes cultes.
Jeff, tu penses que tes prochaines chansons seront
plus sophistiquées et vont s’éloigner du côté
punk des premiers albums ?
JL : Les chansons sont différentes. On écrit
comme un groupe. Ce n’est plus moi tout seul dans ma chambre,
c’est moi avec mon frère et le batteur. Au début,
ça m’embétait, je pensais que ça n’était
pas bien… Je ne sais pas. On va enregistrer la semaine prochaîne
; on a des vieilles chansons et des nouvelles. On va tout enregistrer
et on verra comment tout ça sonne
Vous enregistrez en Angleterre ?
JL : Oui, chez des amis qui ont un studio. Ils jouent
dans le groupe “Misty’s Big Adventure”. Leur batteur
est le fils d’un type qui jouait dans un groupe anglais, Gentle
Giant.
KC : Un groupe irlandais, oui. C’est vieux.
Leurs albums sont encore réédités.
JL : Mais je ne sais pas combien de temps ça
va durer… Le songwriting, ce n’est pas quelque chose
où on s’améliore. Les chansons sortent ou elles
ne sortent pas. Pour moi en tout cas, c’est comme ça.
Peut-être que je ne vais plus jamais écrire une seule
chanson… Souvent il se passe des mois sans que je n’écrive
rien…
Tu crois que tu pourrais vraiment arrêter
la musique pour faire tes comics ?
JL : Oui, les comics, c’est toute ma vie. J’ai
toujours voulu faire des comic books. La musique, ça a été
une expérience géniale, qui a pris une part de plus
en plus importante dans ma vie et qui m’a fait faire des choses
super, comme être ici ce soir avec vous. Hey ! Je suis à
Paris !
KC : C’est sure qu’on n’a pas ça
quand on reste chez soi à dessiner.
JL : Non..
Oui, mais il y a autre chose : tu viens de sortir
deux excellents cd.
KC : Oui, il a raison.
JL : Merci pour les compliments. Tu sais, on prend
goût aux compliments. Tu te dis "Super !". Et si
il se passe une journée sans que personne ne te dise que
ce que tu fais est excellent alors c’était une mauvaise
journée. Après c’est dur. Il y a une acoutumance
aux compliments. Pour que ta journée soit normale, il faut
que quelqu’un te fasse un compliment ; après ca, il
te faut deux compliments pour que tu ais l’impression que
tu fasses des chose bien, etc. Je vois très bien jusqu’où
ça peut aller. Par exemple, on fait des concerts devant 100
personnes et c’est génial. Mais l’an prochain,
je nous vois très bien dire "Oh, il n’y a que
100 personnes et pas 500… c’est un désastre !".
Ca n’en finit jamais.
KC : Si tu te mets à compter les gens dans
la salle, c’est un problème. Il ne faut pas faire ça.
Sauf si ils ne sont que deux…
Je pense que chaque artiste doit avoir ce problème
: que faire après un numéro un ? On ne peut être
que numéro un à nouveau, sinon on redescend. Mais,
ce que je veux dire, Jeff, c’est : tu es un musicien.
JL : Ca dépende de la définition…
c’est vrai que, vu le nombre de gens qui sont plus attirés
par la musique que par les dessins... De nos jours, la musique est
immédiate, les gens y font plus attention qu’à
l’Art. Ca demande moins d’effort au public de mettre
un disque à la maison que d’ouvrir un livre ou regarder
un tableau. C’est donc plus facile d’approcher les gens
par la musique. Mais, c’est difficile à dire si c’est
bon ou mauvais…
A ce moment, BP, l’ingénieur du son-chauffeur vient
chercher Jeff : la salle est pleine, c’est à lui de
jouer…
|