S’agit-il
ici d’élaborer un coup de cœur proprement
consacré à une bande dessinée ou bien de
parler davantage du fabuleux roman dont elle est initiée
? Les deux sans doute, tant l’album éponyme que
Golo consacre à "Mendiants
et Orgueilleux", chef d’œuvre d’Albert
Cossery, constitue une superbe introduction à
l’œuvre de ce dernier !
De facture plutôt classique et joliment rétro,
haute en couleurs et en truculence, Golo croque en effet avec
une gourmandise contagieuse les personnages atypiques et ô
combien attachants du roman. Comme si les plus hauts talents,
s’entendant, se conjuguant, se mettaient au même
service de ces derniers, sorte de Diogène démultipliés
vivant avec nonchalance dans les rues du Caire avec la folle
philosophie du désespoir souriant…
L’album,
luxuriant, a de fait l’immense intelligence de respecter
l’esprit et quasiment la lettre du texte de Cossery, donnant
irrépressiblement l’envie de se plonger plus avant
dans le répertoire de l’un comme de l’autre…
Qui partagent la même vision désabusée mais
non désenchantée de la vie, sans doute. Le même
esprit de révolte. Le même mépris pour les
modes de vie consuméristes et vains des sociétés
et des gens de pouvoir. La même sagesse en somme. Diogène
? Socrate ? Les épicuriens, au sens initial et non dévoyé
du terme, plus proche du stoïcisme qu’il n’y
paraît, pour atteindre cette fameuse ataraxie ou paix
de l’âme ? La sagesse des plus grands noms de la
philosophie n’est ici jamais loin, chez l’un comme
chez l’autre.
Et si l’expression est galvaudée, elle s’applique
tellement bien dans le cas présent : quand les grands
esprits se rencontrent et que les âmes sœurs se reconnaissent,
se répondent…
"Mendiants et Orgueilleux". Frondeur et humble, le
titre porte bien le trouble solaire de la poésie l’ouvrage
de Cossery. Son humour ravageur, sa causticité ironique
aussi, merveilleusement véhiculés par les illustrations
de Golo à travers chacun des protagonistes de l’histoire.
Gohar, Yéghen, des gueux plongés dans la plus
extrême indigence. Set Amina, une maquerelle au réalisme
solide, aussi peu dotée de vergogne que de méchanceté,
qui règne sur une petite troupe de prostituées
joyeuses et sans illusion aucune sur le pouvoir éphémère
que leur autorise leur incontestable joliesse sur les quelques
clients fortunés qui viennent auprès d’elles
s’encanailler…
El Kordi, un ancien étudiant devenu "plume de Bureau",
bien au chaud dans sa charge de fonctionnaire des Travaux publics
mais qui rêve tout de même de fomenter à
lui seul une grande révolution à l’encontre
de l’État perverti pour lequel il travaille…
Nour El Dine enfin, l’officier de police désabusé
qui n’assume surtout pas son homosexualité et rêve
de s’échapper de ce bouge pour convoler vers de
plus nobles enquêtes, dignes davantage de sa fonction
et de son intelligence cultivée…
Aucun des membres de ce petit groupe, assurément, ne
circule au sein des sphères privilégiées
de la société égyptienne ! Mais tous de
s’en moquer, et préférer la liberté.
Jusqu’à Nour EL Dine lui-même, qui découvrira
à ses dépens, au terme d’une enquête
sur un meurtre enfin stimulante pour son esprit et sa curiosité
éveillée, combien étaient vains ses rêves
de gloire et de reconnaissance, fallacieux son uniforme, et
dérisoire le pouvoir qu’il pensait légitimement
être à même d’en tirer…
Car le dénuement, ici, est joyeux. Exubérant.
Bavard, même. Non que la pauvreté soit à
proprement parler issue d’un libre choix. C’est
bien par obligation que les filles se prostituent en débarquant
de leur campagne, bien par esprit de sauvegarde que Yéghen,
qui ne voit pas pourquoi il s’échinerait à
travailler "dignement" toute sa vie pour un salaire
de misère comme sa pauvre mère retirée
qui vit désormais sans le sous, est devenu maître
es trafics en tous genres et notamment vendeur de hachisch attitré
de toute la région ! Hachisch dont ils usent et abusent
non sans volonté d’échapper au sordide de
la réalité, lui et son maître à penser
Gohar…
Car il le considère bien comme tel, ce Gohar, son Gohar,
cet ancien professeur de faculté qui a préféré
abandonner l’enseignement captieux de théories
philosophiques occidentales in fine soumises au pouvoir capitaliste
et donc asservissantes, au profit d’une pauvreté
radicale - logement misérable doté seulement d’une
petite lampe et, au fond de la pièce minuscule, d’une
couche de vieux journaux détrempés en guise de
matelas… Pas tant par choix proprement dit, donc, que
par nécessité. Avec l’impérieuse
inflexion que la philosophie donne au terme. Nécessité,
comme ce qui ne peut pas ne pas être… Nécessité,
comme écho à la volonté absolue d’être
libre à nouveau, débarrassé des préjugés,
désencombré des biens illusoires et des prestiges
inutiles qui à rien d’autre ne servent qu’à
soumettre le corps à la dictature de l’utilitaire
ridicule, l’esprit au vide abyssal du vain, du non-sens.
Clochards, prostituées, ramasseurs de mégots
et autres enfants crasseux oubliés sur la route de la
vie : antihéros du quotidien, les personnages de Cossery
sont, derrière leur figure de ratés, de paumés,
de vagabonds et de nu-pieds, des valeureux romantiques, de nobles
chevaliers qui courageusement résistent, résolument
se battent, choisissent leur libre destinée à
l’avilissement ordinaire. D’où leur verve.
Leur gaieté. Les couleurs primaires, vives et tranchantes,
dont Golo a inondé son album. La richesse du décor
et les cases pleines, chargées, de son dessin.
Non qu’ils soient des naïfs. Non qu’ils soient
juste de doux rêveurs, trop fiers pour se montrer ambitieux.
L’absurdité de la vie, les difficultés du
quotidien, le néant qui peut-être succédera
à leur existence, ils connaissent. Ils sont même
probablement les mieux placés, eux qui chaque jour à
chaque moment subissent de plein fouet le joug de la précarité,
le racisme des petits pouvoirs arbitraires, pour en mesurer
tous les tourments, toutes les conséquences. Mais ils
ont des idées. Des notions pour distinguer le juste de
l’injuste, le vernis du véritable, le misérable
du profond et de la vraie richesse.
Alors ils parlent. Ils "théorisent". Se débattant,
ils débattent. Quand le désespoir d’un Beckett,
le sentiment trop fort de la banalité de l’existence
et de l’absurde qui la gouverne submerge peu à
peu les personnages de ce dernier, allant à terme jusqu’à
les priver de l’usage de la parole et de la possibilité
même du mouvement - on se souvient de la raréfaction
croissante du verbe et de l’inertie dont sont atteintes,
au fur et à mesure de la pièce, les créatures
de "Fin de partie", "Oh les beaux jours",
"Berceuse" pour ne citer qu’elles - les favoris
de Cossery, eux, ne sont pas encore des "épuisés".
Pour reprendre le mot de Deleuze, ils ne sont que des "fatigués",
des dominés que la société prive peu ou
prou de toute possibilité de réalisation du possible,
mais à qui reste encore, dans l’absolu, la faculté
de "possibiliser". Objectivement bloqués dans
toute tentative pour s’extraire de leur condition aride,
ils ont encore la force de rire de celle-ci, la moquer, la relativiser,
choisir même de s’y maintenir de plein pied à
l’instar de Gohar, plutôt que céder aux sirènes
enchanteresses et tentatrices d’un pouvoir corrompu, oublieux
de ses hommes.
Gohar, Yéghen, les spécimens de Cossery glosent,
exposent, palabrent des jours entiers et pour tout dire jubilent,
se moquant ouvertement de qui ne les a pas rejoint dans cette
compréhension globale de la réalité de
l’existence. Sans que l’ascèse subie ne se
meuve toutefois en fatuité dédaigneuse mais avec
au contraire une vraie tendresse au fond du cœur. Sirotant
des thés à longueur de journée, mâchouillant
des boulettes de hachisch aux terrasses de cafés plus
ou moins misérables, ils jouissent sans façon
du spectacle de leurs semblables, des mouvements de la foule,
du corps des jolies femmes…
Ils savourent, en même temps que la chaleur des rayons
du soleil, le simple fait d’être là, d’être
partie intégrante de ce tableau mouvant, émouvant,
et de ne rien attendre d’autre. Gohar-le-placide n’est
lui-même jamais à court de ces menus plaisirs du
quotidien, lui qui, à ce point gonflé d’affection
envers ses congénères, va jusqu’à
se sincèrement réjouir des scènes de jalousie
maladives et bruyantes qu’impose à son cul-de-jatte
et manchot de mari sa nouvelle voisine, une grosse femme amoureusement
paranoïaque…
Tel sera leur esprit de révolte, leur non-soumission
à eux. Car si les velléités révolutionnaires
d’El Kordi tombent vite à plat (… devant
une bijouterie de luxe par exemple, suffisamment protégée
pour le dissuader en deux minutes trente d’endosser le
costume rêvé de gentleman-cambrioleur justicier
des pauvres femmes et autres mal-loties dépourvues de
parures à exhiber), la maturité, la lucidité
sobre et posée de ses comparses jamais ne rime avec résignation.
La pauvreté, devenue choix, est action. Acte de résistance
ultime. Rébellion passive, orgueilleuse infiniment, et
indomptable.
Torturé des heures durant afin d’avouer un crime
qu’il n’a pas commis, Yéghen, dans l’une
des scènes les plus fortes du roman, trouvera la force
de bredouiller à ses tortionnaires, avec un humour rendu
d’autant plus percutant que l’empêchent de
s’exprimer correctement l’enflure de sa mâchoire
frappée, la brisure des quelques dents arrachées
qu’il lui restait encore, alors que le canon vient de
tonner, marquant le milieu de la journée : "Il est
midi bonne gens !" "Et alors ???", de s’exclamer
stupéfait son bourreau, gendarme de son état.
"Et bien ! Je pense qu’il est l’heure de manger.
J’ai faim."
Et le destin, devant telle pugnacité détachée,
de s’infléchir enfin… |