"Est-ce
ainsi que les femmes meurent" de Didier Decoin, "Gomorra"
et "Le contraire de la mort" de Roberto Saviano ou
encore, à sa manière, Jon Krakauer avec "Into
the Wild" : qu’elle prenne la forme de récits
de voyage ou traite de faits divers dans des ouvrages au ton
quasi journalistique, force est de constater l’essor et
le succès croissant qu’a pris en France une littérature
hyper réaliste, où la fiction cède la place
à la stricte observation et l’analyse des faits
réels. Certes, la littérature n’est pas
enfermée dans une tour d’ivoire, scandant ou reflétant
depuis toujours et de manière plus ou moins flagrante
les mouvements politiques, sociaux ou intellectuels de l’Histoire.
Mais ici, les choses vont plus loin. Dépassant encore
les frontières tracées par les romans naturalistes
dans leur quête exacerbée du réalisme et
de la vraisemblance, cette mouvance dite de la "narrative
non fiction" bouscule les conventions et les pratiques
littéraires. Le genre même du roman évolue,
abandonnant les codes sacro-saints de l’imagination et
de l’invention pour strictement investir, à la
manière des investigations les plus fouillées,
les seuls champs du vrai, du factuel.
Sans-doute n’est-ce
donc pas tout à fait un hasard si les éditions
Robert Laffont, sentant le vent tourner, en profitent pour faire
reparaître aujourd’hui, alors qu’il était
de longue date épuisé en grand format, le torrentueux
"Le chant du bourreau" de Norman Mailer dans leur
excellente collection Pavillons Poche.
Située en exergue du volume, une rapide présentation
de l’auteur souligne précisément qu’avec
son Chant du bourreau, Norman Mailer "a voulu montrer qu’il
pouvait faire aussi bien et même mieux que Truman Capote
avec De sang-froid". Le ton, d’emblée, est
donné. À l’image de son illustre prédécesseur,
Mailer va se baser sur un fait divers assez terrifiant pour
construire son récit...
En 1976, Gary Marck Gilmore,
délinquant multirécidiviste, est ainsi condamné
à mort par la Cour de l’Utah pour un double meurtre
parfaitement gratuit commis sur les personnes de deux étudiants.
Récusant l’idée de plaider la folie ou quelque
autre alibi pouvant atténuer l’atrocité
de son crime, l’homme va pourtant paradoxalement devoir
se battre des mois durant pour faire appliquer sa peine. En
effet, les exécutions capitales n’avaient plus
cours depuis des années dans l’État de l’Utah,
et la Justice eut plus volontiers accepté de transmuer
son châtiment en condamnation à perpétuité
plutôt que d’appliquer à la lettre la première
sanction assignée. Sans compter la pression d’une
vaste partie de l’opinion publique qui, majoritairement
pratiquante et d’obédience mormone ou catholique,
allait parfois jusqu’à interpréter cet acharnement
inhabituel du détenu à vouloir mourir comme une
forme condamnable de suicide… Encore eut-il fallu pour
ce faire qu’il daignât interjeter appel de la décision
de la Cour - ce que catégoriquement il refusera d’envisager.
Bouleversant, par son courage et son obstination insensée
à payer sa dette au prix le plus fort, le pays tout entier…
Fondé sur des interviews de témoins et de proches
de Gilmore, des coupures de presse, des comptes-rendus d’audience
et autres documents identifiés (correspondance entre
le prisonnier et sa compagne Nicole, télégrammes
et contrats des avocats, etc.) cités au plus près
dans le corps-même du roman, Mailer authentifie avec ardeur
son ouvrage, soulignant dans sa postface que "c’est
à partir de ces révélations que le livre
a été bâti, et [que] le récit est
aussi exact que possible". Nous sommes au cœur du
"roman-vérité" cher à Truman
Capote. Les faits parlent d’eux-mêmes, tenant lieu
de trame à une histoire sans fiction dans laquelle l’écriture
sèche, réaliste et quasi journalistique de Mailer,
évoquant la tonalité d’un certain Hemingway,
peut donner toute son ampleur.
Mais ce n’est sûrement pas seule affaire de rhétorique
ou de stylistique si Mailer s’est emparé de pareil
sujet. Dans "L’Amérique. Essais, reportages,
ruminations", cet enfant terrible de la littérature
américaine déclarait en effet : "relisant
la majorité de mon œuvre (…) il devenait apparent
que la plupart de mes écrits portaient sur l’Amérique.
Combien j’ai aimé mon pays - c’était
évident - et combien je ne l’ai pas aimé
du tout !".
Car Mailer, qui verra ses ouvrages être
récompensés par le prestigieux prix Pulitzer à
deux reprises dont une, en 1980, pour ce même Chant du
bourreau, n’a rien d’un individu tiède ou
consensuel. Tout à la fois romancier, chroniqueur de
presse, metteur en scène, scénariste, politicien
à ses heures (considéré comme partisan
d’une gauche radicale, il tentera en 1969 de briguer la
mairie de New York), l’artiste (né en 1923 et disparu
fin 2007) se voulait engagé et ne cessera, dans chacune
de ses activités, de disséquer son pays avec une
lucidité acerbe et combattive. Fustigeant ses travers,
excès et insuffisances avec force colère et véhémence,
sans crainte de déclencher les polémiques les
plus vives. Rien d’étonnant donc à ce qu’il
se soit saisi du cas Gilmore, en bien des sens paradigmatique
de ces dérives…
De fait, retracer le destin de ce dernier ne se résume
pas pour Mailer à affronter de plein fouet le débat
sur la peine de mort. Tel est certes le point focal de l’histoire,
soulevé avec une intensité d’autant plus
vive et poignante qu’elle n’est pas théorique
mais se concentre sur un individu X, avec la part de compassion
et de mansuétude ce que cela comporte quasi inévitablement.
Ce bougre de Gary, humain trop humain, est, en dépit
de son passé et de son caractère controversé,
à bien des égards touchant et attachant…
Mais "l’affaire", d’une complexité
foisonnante, offre en outre à notre auteur l’occasion
de dresser un portrait saisissant de la communauté américaine
contemporaine, dépeinte comme submergée, malmenée
jusqu’à l’absurde par les contradictions
internes qui la sous-tendent. À commencer par l’injustice
sociale qui la ravage. Nicole, Bessie, Gilmore enfant : tout
ce petit monde survit tant bien que mal dans un monde impitoyable,
où il ne fait pas bon être né du mauvais
côté de la barrière. Où il n’est
guère aisé, pour qui n’a pas de liens solidement
établis avec le pouvoir ou la haute bourgeoisie, de s’accrocher
encore et de ne pas désespérer : les biens péniblement
acquis ne le sont jamais que de façon éphémère,
les revirements de situations et positions éventuelles
toujours possibles, et les traditionnelles valeurs "travail-famille-patrie"
tellement vantées guère synonymes de bonne fortune
venue ou à venir. On est loin, très loin du Rêve
américain… La faute, peut-être, à
un système dépassé, largement oublieux
des individualités qui la composent. Les hôpitaux
psychiatriques, par exemple, se restreignent essentiellement
à vastes asiles plus coercitifs que curatifs, où
l’on parque les patients pour mieux les délaisser…
Un système inopérant donc, parce que totalement
insuffisant. Dans le cas de Gilmore, comment survivre à
12 ans de prison successifs, lorsqu’on a qui plus est
commencé à fréquenter les maisons de correction
dès l’âge de 14 ans, et que l’on sort
de tout ce temps d’incarcération sans un sous en
poche ou presque, un suivi judiciaire réduit comme peau
de chagrin et nul soutien psychologique, éducatif, social
ou professionnel adapté ? Choisir un nouveau jean dans
un magasin, aller boire une bière dans un café,
renouer des relations sociales à peu près stables
: tout pose problème alors, tout est à réapprendre,
et dans cette jungle urbaine, malgré la bonne volonté
de quelques-uns on est seul, absolument seul, abandonné
à soi et à ses vieux démons, qui tôt
fait auront beau jeu de ressurgir… le constat est sans
appel, sorti de la bouche-même de Gilmore : "la prison
engendre le crime, elle n’en guérit pas…"
Car cette société puritaine, assoiffée
de vertus et volontiers prêcheuse de "bonne parole",
traverse aussi une véritable crise des valeurs. Que penser
d’un système de justice qui tarde à appliquer
ses arrêts, souhaitant même foncièrement
ne pas les mettre en œuvre ?... L’on tergiverse,
l’on théorise, l’on parlemente de façon
purement abstraite, sans tenir compte de la décision
première de la Cour, sans respecter la résolution
pleinement assumée du condamné de s’y conformer.
Par-delà la question de l’exécution capitale,
c’est donc davantage encore le droit fondamental de tout
être humain à décider librement de son destin
que l’on refuse à Gilmore. C’est bien contre
son gré que ses premiers avocats tenteront de faire appel
- ce qui incitera le prévenu à les congédier
immédiatement -, contre sa volonté à nouveau
que des associations autoproclamées philanthropiques
et charitables telles que l’A.C.L.U. et le N.A.A.C.P.
essaieront par tous les moyens de le "sauver", ralentissant
la procédure en se constituant partie civile et prolongeant
d’autant sa souffrance et la longueur de son calvaire…
Dépassé par son propre mythe en cours de construction,
Gary devient le jouet malheureux de débats narcissiques
focalisés sur eux-mêmes. Au nom de grands principes
moraux, on a nié l’homme qu’ils étaient
précisément censés incarner, protéger
et défendre. La vertu s’est retournée en
son contraire ; orgueilleuse et hautaine, sûre de son
fait et de sa légitimité, elle est devenue hypocrite
et avide.
Fielleux aussi, et d’une voracité particulièrement
âpre, se montreront les médias au cours de cette
bataille. Ceux-là même que Mailer, dans son essai
sur l’Amérique précédemment cité,
déclarait avec un brin de provocation détenteurs
de "l’hégémonie du médiocre",
dévoileront sans vergogne leur vrai visage, cupide et
méprisant. La presse court après le scoop sans
aucun respect pour la dignité du prisonnier et le chagrin
de sa famille.
Plus noir encore, le cynisme étalé
des agents, écrivains et producteurs de tous bords qui,
s’intéressant bientôt au sort de Gilmore
non en raison de nobles idéaux mais au regard de l’émoi
croissant qu’il suscite auprès du pays tout entier,
lutteront à coups de contrats plus exorbitants et captieux
les uns que les autres pour obtenir les droits d’édition
et de reproduction télévisuelle ou cinématographique
de sa vie. Moins qu’un être vivant fait de chair
et de sang, le détenu devient le héros d’une
saga à fort potentiel d’audimat. Autrement dit,
une valeur marchande objectivée sans complexe, un produit
consommable - et donc négociable, échangeable,
jetable - aux juteuses perspectives, dont il importe de se saisir
à tout prix… On s’attache à lui, certes.
Mais l’histoire vaudrait tout-de-même plus encore,
si pour finir il en venait à être véritablement
exécuté…
L’ouvrage n’a rien de manichéiste. Gary
n’est pas une brebis innocente lâchée en
pâture à des loups sans pitié. C’est
un meurtrier à l’intelligence redoutable, capable
de manipulation, de chantage et de corruption. Il a commis le
pire, et dans son désir de mourir prévaut autant
que le repentir le désir profond de ne pas souffrir plus
longtemps en subissant le reste de sa vie en prison - car il
est jeune, âgé d’à peine 36 ans...
Certes affamée, la meute qui le suit pas à pas
jusqu’au dénouement de son histoire est parfois
aussi capable de doutes, de remords, d’affliction sincère
et douloureuse.
Au-delà de l’individu Gilmore et
de la compassion qu’il inspire, au-delà du fabuleux
cas d’étude qu’il représente avec
ses richesses, ses langueurs et ses failles, c’est l’insupportable
oppression de tout un système que Mailer pointe ici avec
autant d’acharnement et désespoir. Dans sa course
folle à l’emballement, rien ne semble plus pouvoir
arrêter la grande machinerie capitaliste. Infimes fragments
confondus dans la masse, les individus qui la composent s’y
retrouvent le plus souvent noyés sinon broyés.
Réduits à l’état d’abstractions
isolées, ils ne sont plus en mesure d’interagir
pleinement dessus, quel que soit l’échelon social
auquel ils sont parvenus à se hisser. Dans cette société
du spectacle, ils s’avèrent au mieux, petits pantins
burlesques à l’agitation dérisoire, connus
ou reconnus ; la marge de manœuvre dont ils disposent véritablement
ne s’en trouve toutefois pas moins des plus ténues…
Comment soutenir alors les plus faibles, les reconquérir,
les réinsérer quant ils sont davantage que les
autres encore exposés ? Que sont devenus les convictions
et autres préceptes fondamentaux de la démocratie,
lorsqu’on fait ainsi fi de l’entité humaine,
lorsque libre raison et libre choix ne sont plus entendus ?
Peut-on encore seulement parler de liberté ?...
La passionnante chronique judiciaire de Mailer se transforme.
Dépassant les contours d’un procès X aux
mille péripéties pathétiques, elle évolue
avec gravité vers un essai résolument politique,
aux résonances métaphysiques profondes. L’écrivain
ne s’est pas contenté de relater, de transcrire.
Donnant corps aux âmes prises, aux tourments de la chair,
aux souffrances de l’esprit, il a fait vivre au contraire,
sentir et vibrer. Plus de trente ans après les faits
et leur mise en forme, l’œuvre continue de faire
date. Posés au creux de la nature humaine, pressant ses
faiblesses et ses contradictions intrinsèques, les échos
existentiels glaçants de ce funèbre et mobilisateur
Chant du bourreau trouveront sans nul doute encore à
retentir pendant longtemps… |