"Rien
n'est jamais acquis à l'homme Ni sa force
Ni sa faiblesse ni son cœur"
Chantés par le poète Aragon dans "La Diane
française", ces quelques vers à la grave
beauté semblent comme modeler, esquisser la trame complexe
et foisonnante du troublant "Le
liseur " de Bernhard Schlink. Bâti
sur fond de Seconde Guerre mondiale, le livre, pour traiter
d’Histoire et n’éluder rien ni des atrocités
de la déportation et de la Solution finale ni de leurs
nécessaires répercussions éthiques et judiciaires,
évoque en effet tout autant un infini roman d’amour.
Amour au sens absolu, éperdu et malheureux du terme,
traversé par la sensualité bouleversée
et perturbante unissant initialement une femme de 35 ans à
un adolescent de 15.
Brassant des thèmes aussi universaux que l’inaccessibilité
des purs sentiments, la culpabilité, la compromission
et la responsabilité morale, l’ouvrage, paru pour
la première fois en Allemagne en 1995, connut un succès
mondial quasi-immédiat. Sans doute la polyvalence féconde
de l’homme, à la fois juge, professeur de droit
et auteur de nouvelles littéraires comme de polars traditionnels
("Amours en fuite", "Brouillard sur Mannheim"
ou encore "Un hiver à Mannheim" furent écrits
de sa main) ne s’avère-t-elle pas étrangère
à telle richesse de thèmes et réflexions
déployés. La vie propre de ce dernier, né
en 1944 à Heidelberg, y tient peut-être de même
pour beaucoup - l’écrivain laissant planer le doute
quant aux dimensions autobiographiques effectives de sa fiction.
Reste un opus rare, dont la sobriété pleine d’éloquence
résonne comme un long cri perdurant...
L’intrigue,
ayant inspiré le film éponyme réalisé
par Stephen Daldry, est désormais
célèbre. Soit l’ex-République fédérale
d’Allemagne, dans les années 50. Mickael Berge,
un tout jeune homme donc, découvre pour la première
fois l’amour et la sexualité dans les bras d’Hanna
Schmitz, compagne de vingt ans son aînée au charme
intimidant et dominant, fortuitement rencontrée après
un sien malaise. Douche - par elle donnée -, lecture
- par lui pratiquée à voix haute - et initiation
sexuelle instaurent bientôt l’étrange rituel
poétique de cet amour peu conventionnel. Las ! Leur liaison
ne dure pas, brutalement interrompue par la disparition de la
femme. Il devra attendre sept ans pour croiser de nouveau son
chemin, au cours d’un procès d’assises auquel
il assiste dans le cadre d’un séminaire pendant
ses études de droit. Elle est alors assise sur le banc
des accusés, jugée avec quatre autres criminelles
pour complicité dans les exactions nazies…
Déchirant dans son austérité relative
où tout pathos excessif est d’emblée banni,
le film a l’intelligence de respecter la pudeur intimiste
du livre. Les lieux, l’ambiance, le développement
de la trame sont fidèlement retracés, comme le
désarroi et le profond sentiment de mal-être qui
ne manquent pas d’étreindre, pour le hanter jusqu’à
la fin de sa vie, Mickael confronté à l’horreur
de son amour passé. Ancienne gardienne des camps successifs
d’Auschwitz et de Cracovie, dans quelle mesure est-elle
coupable ? Comment n’a-t-il pu rien voir, rien comprendre,
aimer celle qui se révèle soudainement avoir été
aussi capable de commettre des actes à ce point monstrueux
? Que faire de ses sentiments antérieurs, comment les
analyser, quand il a tôt fait de saisir dans son hébétude
accablée qu’ils demeurent sans doute un peu malgré
tout ? Comment agir désormais, vis-à-vis d’elle,
de lui-même, du devoir de mémoire de son pays ?
D’un point de vue aussi bien cinématographique
que littéraire, les écueils ne manquaient guère
devant tel sujet, propice à l’emphase et aux démonstrations
abusives. Mais le film suit le livre, donc, dans sa volonté
d’épure, épousant par des images sobres
et des dialogues concis le déroulement mesuré
du phrasé de l’ouvrage, l’économie
d’un verbe sec aux adjectifs et adverbes savamment contrôlés.
Rigueur, méticulosité et précision traduisent
ici au mieux la violence des émotions et situations rencontrées.
Cette pondération du mot, ce choix d’un style presque
frugal intervient à contrepoint mais à raison
du lyrisme du thème de départ, témoignant
d’une efficacité implacable. On pourrait donc donner
raison au classicisme appuyé de la réalisation
de Daldry, qui relaye le roman en toute subtilité, renonçant
sans platitude ni laconisme aucun aux effets de caméras
parfois orgueilleux et autres attitudes superfétatoires
qu’on eut pu redouter de la part d’une production
hollywoodienne.
On appréciera encore la grâce de l’interprétation
des acteurs, qui parviennent à exprimer sans afféterie
ni maniérisme un tel kaléidoscope de sentiments
entrechoqués. Ralph Fiennes incarne avec sincérité
Mickael devenu adulte, personnage silencieux, intellectuel et
tendre pressé par le sens du devoir et une conscience
exacerbée de l’Histoire. Volontairement solitaire,
il a pourtant désespérément besoin de chaleur
humaine… Celle, peut-être, qu’il avait trouvée
avec Hanna aux temps heureux de leur liaison, qu’il s’interdit
désormais plus ou moins consciemment de revivre ?
De même Kate Winslet campe-t-elle en un jeu tout en retenue
et intériorité une Hanna complexe, froide et charnelle,
opiniâtre et mystérieuse à la fois. Sa gestuelle
lente et réfléchie est particulièrement
bien rendue par la comédienne, qui a su en capter l’essence
primaire indéchiffrable. Car Hanna porte un lourd fardeau,
l’énigme jalousement gardée de son passé
inscrite dans chacun de ses actes, le moindre de ses mouvements.
Remplie d’une sensualité rude et simple, elle est,
fondamentalement, corporéité. Absente à
son présent comme à son histoire révolue
et soigneusement dissimulée, incapable de projection
dans l’avenir, Hanna vit dans l’instant. Elle existe
dans la seule immédiateté de la situation, dans
les palpitations d’un corps vibrant compris comme une
invitation à oublier le monde, ou plus exactement à
s’oublier, se fuir entièrement elle-même…
D’où, aussi, la prépondérance appliquée
des activités quotidiennes, préoccupations ménagères
ordinaires qui l’absorbent totalement. La première
vision d’Hanna que reçoit Mickael revenu une fois
guéri la remercier de son intervention salutaire est
celle d’une femme concentrée sur sa séance
de repassage, exécutée presque gravement, avec
pesanteur et solennité.
La propreté, de fait, semble chez elle revêtir
une importance primordiale. Sans cesse elle frotte, récure,
balaie avec assiduité et vigilance, sans compter les
douches continuelles qu’elle s’oblige à prendre
et faire prendre à l’enfant, le savonnant souvent
elle-même avec une énergie farouche avant l’amour.
Hanna ne supporte pas la moindre tâche, traquant la moindre
salissure, lavant, lessivant à grandes eaux et lavant
encore, s’épuisant à laver. Ce comportement
quasi névrotique ne peut que soulever question et étonnement.
Pourquoi une telle obsession du nettoyage ? Hanna ne chercherait-elle
pas, dans cette quête éreintante du limpide, du
diaphane, à masquer une souillure suprême, de celle
qu’aucune ablution, aussi vigoureuse soit-elle, ne saurait
évacuer ? Au-delà de la netteté concrète
ou physique se cache en effet la notion, morale cette fois,
de pureté, d’ultime innocence. Pureté, innocence
: deux vertus entières et non mitoyennes, qui exigent
l’immaculé absolu, la transparence parfaite. On
n’est pas innocent un peu, à moitié ou par
moments seulement : on est innocent ou on ne l’est pas.
Pur ou souillé, c’est selon, sans transaction ni
compromis imaginable. Et Hanna est coupable...
La culpabilité, établie comme thème majeur
du roman. Évitant le manichéisme simpliste d’une
trop abrupte répartition "criminels contre justes",
l’auteur, n’épargnant aucun de ses personnages,
montre en effet à quel point ce concept, ce sentiment
plutôt, inépuisable autant que lancinant, s’infiltre
en tous et à tous les niveaux, des sphères privées
les plus intimes aux collectives, entendues comme sociétales
ou générationnelles. Bien qu’à divers
degrés, chacun se sait irrémédiablement
impliqué devant le mal absolu qui s’est joué
et ne peut honnêtement se soustraire au rôle, à
la responsabilité qui lui incombent désormais
: il faut faire face, trouver une réponse par essence
impossible à cette vipérine compromission commune,
qu’elle que soit sa nature.
À commencer par l’évidence, avec le jugement
des cinq accusées qui ont directement participé
à l’orchestration macabre de la solution finale.
Mais cette première certitude elle-même demeure
complexe, sinon chargée d’ambiguïté.
Comment déterminer, le plus justement possible, ce qu’a
réellement exécuté ou décidé
chacune ? Simples gardiennes soumises au diktat de la hiérarchie
incompressible des camps, dans quelle mesure sont-elles en outre
absolument responsables de leurs actes odieux ? Ont-elles vraiment
ordonné, prenant l’initiative, ou simplement obéi
à plus puissants qu’elles ?
Reste, toutefois, que tout le zèle scientifique ou juridique
qu’on voudra bien déployer pour démêler
les fils de l’effroi demeurera, bien que parfaitement
nécessaire, fondamentalement insuffisant sinon inadéquat.
Jugeant l’inadmissible, le procès outrepasse très
largement les frontières du seul cadre légal.
Au-delà de la loi juridique, il y a la norme morale,
qui ne tolère, on l’a dit, on le sait, aucune nuance
et aucun compromis. Au regard de cette dernière, aucune
des co-accusées ne peut minimiser son méfait,
diluer sa responsabilité propre en ne considérant
que l’aspect éventuellement subalterne ou partiel
de son rôle respectif. Toutes ont agi, et agissant elles
ont fauté, accomplissant des meurtres infâmes.
Et c’est, sans doute, cette trahison morale qui rejaillit
irrémédiablement sur l’ensemble de leurs
congénères, tache d’huile rougie de sang
qui souillera l’intégralité de la communauté
allemande sur plusieurs générations. Bien que
ce ne soit cette fois-ci plus l’action mais la non-action
qui soit davantage visée, ne relevant plus du domaine
du justiciable ou du pénal, mais du probe, du juste,
de l’éthique. Avec, d’abord, les contemporains
de la guerre, témoins et civils ayant assisté
aux abjections nazies sans oser réagir, sans intervenir,
quand c’eut été possible parfois, nécessaire
toujours. Pas responsables, sans doute, mais coupables…
Avec, ensuite, les enfants de ceux-là, qui doivent porter
sur leurs jeunes épaules le poids de ce drame. Enfants
de criminels actifs pour certains, enfants du silence complice
pour les autres, tous, quoi qu’il en soit, se savent concernés
par l’opprobre, et cherchent, de toutes leurs forces,
des solutions et des formes possibles de réponse. Mais
par où commencer ? Où s’arrêter ?
À considérer l’intention et non plus la
seule réalisation des actes, la possibilité du
faire, de l’agir, et non sa simple concrétion matérielle
ou physique, c’est le pays tout entier que l’on
condamne, les parents, les proches, les amis, les actifs, les
passifs, ceux qui ont commis, ceux qui n’ont rien fait
et qui ne faisant rien ont fait aussi, et presque autant…
Il n’y a plus d’innocents ; la vie elle-même
devient impossible.
Ce que saisissent bientôt les jeunes étudiants
du séminaire, "missionnaires investis" au cœur
généreux pétri de rage et de révolte,
bientôt dépassés malgré leur activisme
érudit par l’ampleur insubmersible de la tâche.
Mickaël n’échappe pas non plus au terrible
dilemme qui s’ouvre à lui. Chercher à comprendre,
pour juger équitablement, soit, mais n’est-ce pas
là, déjà, minimiser l’irréductible,
tendre à pardonner un peu déjà l’intolérable
? Est-ce pour cette raison qu’il refusera, ultimement,
de porter secours et assistance à Hanna pendant le procès,
reniant un amour dont il sent bien, avec frayeur et là
encore culpabilité, qu’il perdure encore malgré
ses dénégations successives ? Comme si toute tentative
d’explication, de clarification des faits devenait à
son tour suspicieuse, volonté cachée de disculper
sinon absoudre…
Au fond, Hanna ne dit peut-être pas autre chose, lorsqu’elle
murmure à la fin du livre que seuls les morts savent,
qu’eux seuls jugeront. On lui reprochera beaucoup - on
aura beaucoup reproché à Schlink, plus précisément
- le fait de n’être pas rentrée, même
à la fin de sa vie, dans une démarche de contrition
ouverte. Hanna, lorsqu’elle évoque cette époque
maudite et ses agissements assassins, ne montre pas de signes
tangibles de regrets ; en-dehors de ses ultimes lectures, basées
sur des analyses et des témoignages de la Shoah, rien
n’assure qu’elle éprouve véritablement
des remords. Pourtant, en un sens, c’est peut-être
là la marque d’une réflexion plus honnête.
Évitant les trop claires démonstrations d’une
volonté expiatoire toujours soupçonnable d’être
spécieuse et intéressée, Hanna n’est
pas dans le repentir, parce qu’elle ne cherche pas le
pardon. Selon nous déjà située au-delà
d’une dimension légale ou normée qui, en
la châtiant, l’absoudrait aussi en un sens, elle
est, dans la prise de conscience tardive de ses crimes, prisonnière
désormais d’une tâche morale indélébile,
qu’elle porte comme une croix sans vouloir qu’on
la lui ôte. Peut-être…
Hanna, qui en révélant au tribunal le secret
brûlé de honte qu’elle porte depuis toujours
au fond d’elle-même, eût toutefois peut-être
pu, plus qu’une autre, sinon se sauver, au moins se défendre.
Hanna, en effet, est analphabète, avec ce que cela suppose
de faiblesse et de difficulté à prendre du recul,
conserver une vue et des opinions propres.
Est-ce à dire alors que son histoire se réduit
in fine au seul récit d’une pauvre femme sans défense,
disculpée au final par son manque de savoir, et que le
livre de Schlink, procès à charge contre l’illettrisme,
plaidoyer vibrant en faveur de la culture et de l’éducation,
la disculperait ultimement ? Certains, parmi lesquels l’écrivain
Cynthia Ozick notamment, semble adhérer à cette
thèse, parlant, à propos de l’ignorance
d’Hanna, d’une "excuse métaphorique
tendancieuse" visant à décharger les Allemands
de toute responsabilité dans l’avènement
du drame de la Shoah.
Cependant, il ne nous semble pas que cette accusation grave
corresponde vraiment aux propos de l’œuvre de Schlink.
Car rien n’est dit de ce qu’aurait fait Hanna,
si par malheur engagée tout-de-même dans ce rôle
abject de gardienne, elle avait été cultivée
davantage, maîtrisant la lecture et l’écriture
par elle-même. Rien ne nous assure qu’elle eût
alors fait d’autres choix, agi autrement, s’interposant,
protégeant, sauvant enfin les déportées
de la mort certaine qui, d’avance, les attendait. Expliquer
le comment n’est pas résoudre le pourquoi : l’aveu
de son handicap ne fait que dépeindre le déroulement
de la tragédie, l’enchâssement maléfique
des événements successifs qui l’ont amenée
là, à ce poste maudit. Cela n’excuse en
revanche nullement ni ne peut éluder la cruauté,
l’implacable brutalité qui s’avéreront
siennes pendant ses années au service du Reich. Analphabète,
Hanna apparaît certes plus primaire et fragile, mieux
sujette à se laisser convaincre et dominer par la propagande
nazie et l’embrigadement moral qui avait cours dans les
camps. Mais la souffrance, qu’on veut bien croire immense
et incessante, induite par son état d’ignorance
sonne creux face à celle qu’elle aura infligée
à son tour, criminelle à plein par l’indifférence
bornée et sans scrupules dont elle aura fait montre comme
sentinelle.
La lecture eut pu véritablement s’avérer
salvatrice pour Hanna au seul moment du procès, lui permettant
de prendre formellement connaissance des accusations rédigées
à son encontre pour préparer sa défense.
Elle sert, aussi, à l’aider à réaliser
a posteriori l’ampleur de l’infamie qui s’est
jouée. Mais elle ne peut pas tout : ses collègues
de la mort la maîtrisaient, et l’on sait, hélas,
que les hauts dignitaires à l’origine du processus
d’extermination étaient des êtres cultivés
et raffinés, aimant l’art et dotés de solides
connaissances, scientifiques ou techniques notamment.
Hanna n’est pas innocentée : son parcours sordide
et mortifère n’est jamais justifié, éclairé
seulement par la découverte de son secret le plus intime.
Son entêtement à le taire, jusqu’au bout
et coûte que coûte, n’est pas qu’aveu
touchant de faiblesse : il est aussi indice d’une dureté
inextinguible, forme d’orgueil définitive qui peut
finir par revêtir les atours de la perversité la
plus foncière, épouser les contours de la barbarie
absolue. Le livre de Schlink ne souhaite ainsi ni pardon ni
rédemption ultime pour son personnage principal et tous
ceux qu’à travers elle il représente. Il
apparaît bien davantage signal, cri éperdu lancé
terrifié face à la présence permanente
du mal inscrit en tout un chacun, et qui peut, chaque fois que
l’occasion se présente, se réveiller et
déchaîner sans limite. L’irréparable,
l’intolérable peut prendre la forme d’un
corps aussi doux, harmonieux que ne le fut celui d’Hanna
: monstrueux, il a en définitive visage humain, trop
humain…
Saluons le tour de force de livres qui suggèrent les
limites de l’écrit, en même temps qu’ils
en redisent l’absolue nécessité… Il
faut lire, et relire, et méditer avec ces mots couchés
d’encre et de sang, qui préviennent, évoquent,
invoquent instamment. Redécouvrir et intégrer
ces phrases impérieuses et achevées :
"Car il savait ce […] qu'on peut lire dans les livres,
que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais,
qu'il peut rester pendant des dizaines d'années endormi
dans les meubles et le linge, qu'il attend patiemment dans les
chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses,
et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le
malheur et l'enseignement des hommes, la peste réveillerait
ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse."
Albert Camus, La Peste
"Entendre ou lire sans réfléchir est une
occupation vaine
Réfléchir sans livre ni maître est dangereux".
Confucius |