Père
de quatre romans précédemment publiés aux
très qualitatives éditions Sabine Wespieser ("Le
pays qui vient de loin", "Le cabaret des oiseaux",
"Pays à vendre" et "Déneiger le
ciel"), André Bucher, né en 1946 à
Mulhouse, est un homme atypique. L’un de ces individus
entiers et passionnés qui offre au champ de la littérature
française contemporaine une voix différente, exigeante
et ciselée d’émotion pure… Agriculteur
biologique, il vit depuis plus de trente ans dans la vallée
du Jabron, au cœur des cimes surplombant Sisteron, une
terre étoilée de lumière et de silence
dont l’attachement se reflète dans son écriture
sensible, et sensitive.
Chantant l’amour de la nature et des grands espaces,
Bucher entretient en effet avec les éléments naturels
(montagnes, rivières, faune et flore…) un rapport
poétique et fusionnel qui, loin de le réduire
à un "écrivain du terroir" régionaliste
et passéiste, le rapproche au contraire du souffle lyrique
des plus illustres représentants du "Nature writing"
américain tels que Jim Harrison ou Rick Bass, dont il
est par ailleurs fervent lecteur. Pour chacun de ces auteurs,
la beauté sauvage du monde ne se restreint plus à
un arrière-fond purement ornemental : déifiée,
elle est source d’admiration, de réflexion et d’inspiration
profonde, personnage romanesque à part entière
dont leurs œuvres se font hymne.
"La cascade aux miroirs",
publié aux Editions Denoël à l’occasion
de cette rentrée littéraire, ne fait pas exception.
Élise et Sam, mère et fils principaux protagonistes
de sa nouvelle intrigue, se battent, se débattent comme
ils peuvent, sans vrai repère ni racines autres que celles
leur apportent les paysages de leur vallée natale, âpres
et doux, maternants à la fois. Sur quelle mélodie
cet admirateur ardent de blues, jazz et rock’ n roll,
qui dit toujours écrire accompagné de musique,
a-t-il rédigé pareille symphonie, concerto grandiose
où la nature et l’homme correspondent, se répondent,
s’entremêlent en un dialogue fiévreux et
langoureux, âcre et intense, aux frontières du
mystique et de la démence ?
Contrairement aux romans précédents, nous ne
sommes plus en hiver. C’est l’été.
Mais ce n’est pas plus facile, la vie n’est pas
plus douce pour autant, les histoires, pas moins cinglantes
et fortes. La chaleur, écrasante, pèse de tout
son poids de feu sur la rivière asséchée
de la ferme. L’eau ne coule plus, Élise ne s’en
console pas. Murée dans l’isolement de son désespoir,
seuls les oiseaux paraissent la comprendre, les arbres familiers
la reconnaître, lui accorder quelque valeur. L’eau
ne coule plus, et le silence insupportable qui règne
désormais au fond du lit de pierres résonne en
elle, écho assourdissant de sa jeunesse sacrifiée,
de son amour perdu, gâché par la lâcheté
de l’homme qui l’a abandonnée. Impossible,
malgré ses incantations régulières et les
miroirs féeriques qu’elle a dressés autour
de l’ancien flot, de faire renaître le flux magique,
et reprendre la vie.
La folie est imminente, déployée à hauteur
de souffrance. Entre pénombre et lumière, sensualité
à fleur et solitude ravageuse. L’eau ne coule plus,
c’est le feu qui éclate. Dévastateur. Fascinant,
ensorcelant, aussi. Meurtrier avant tout. Qui lui ôte,
croit-elle, le seul amour qui lui reste, son fils, vestige adoré
à l’excès de son émotion reniée,
piétinée. Croit-elle, car Sam, pompier volontaire,
n’a pas disparu mais choisi de renaître au contraire,
au contact des flammes. Profitant du décès d’un
homme inconnu qu’il a tenté, sans succès,
d’extirper de l’incendie flamboyant, il usurpe l’identité
de ce dernier et s’enfuit, s’emparant de sa vie,
son métier, ses passions, avant et pour essayer de se
recomposer en propre. S’échappant de l’amour
démesuré de sa mère-araignée et
des paysages trop connus qui l’étouffent, pour
apprendre qui il est vraiment, qui il voudrait être au
moins. Se rapprocher d’un père dont il ignore jusqu’au
nom, jusqu’au visage. Rompre l’isolement fondamental
qui a clôturé sa vie à outrance. S’ouvrir.
Être détruit ou recréé, façonné
à nouveau par le feu. Dans cette lutte en face-à-face
avec soi-même, dans cette quête primordiale et lancinante
des origines et de l’essence, l’homme entretient
une relation particulière avec la nature qui l’environne,
bienveillante et hostile à la fois. De ce décor
majestueux ils semblent autant les fils que les victimes potentielles,
la subissant au prix de lourdes souffrances, sacrifices mortifères...
Si la vie consiste en un mouvement perpétuel de la matière
où le monde doit sa naissance au feu comme il en périra,
alors le panthéisme qui anime la thaumaturgie de Bucher
se teinte d’accents héraclitéens. Les quatre
éléments ou principes premiers sont bien là,
alternance successive et cyclique de terre en eau, d’eau
en air, et d’air en feu. L’instabilité règne
en maîtresse, tout est devenir.
D’allégories ésotériques en interrogations
existentielles, entrelaçant les temps, ouvrant d’autres
mondes possibles, le livre tisse un récit hybride et
poétique infiniment, à la croisée du merveilleux
et du réel. Enchâssant descriptions naturalistes
dignes des plus purs traités d’ornithologie (auxquelles
le lecteur n’est pas encore forcément habitué
en France, et qui rapproche encore une fois par leur rigueur
méticuleuse Bucher des écrits amérindiens
ci-dessus cités) et considérations philosophiques
et animistes, le rythme des phrases, la cadence de l’écriture,
effectivement, sont musicaux, calqués sur le faux-calme
d’un monde éternel en perpétuelle mutation
et la violence contradictoire des sentiments, des pulsions qui
agitent les personnages. "La cascade aux miroirs"
chante un air d’opéra tragique, ample et délicat,
qui ne cesse de vibrer.
C’est l’été. La chaleur règne,
l’eau ne coule plus. Desséchés, les cœurs
sont en hiver. Mais sous la glace épaisse de la solitude
éperdue, couve le feu dévorant…
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