Avec ce nouvel album enregistré aux Etats-Unis 10 ans après l’acclamé Mustango, on devine déjà les raccourcis simplistes auxquels vont s’adonner les journalistes : "Murat retrouve la flamme aux States", "lifting réussi au pays des rednecks", ou pire encore, "son meilleur album de la décennie", rien que ça…
A vrai dire, on en a un peu ras-le-bol d’entendre parler d’un sursaut qualitatif à chaque disque : si l’on devait en croire la presse, déstabilisée sans doute par le nombre de productions sorties entre 2002 et 2005, chaque nouvelle galette muratienne effacerait en quelque sorte les (mauvais) souvenirs laissés par la précédente. Ainsi, Taormina avait été présenté comme un retour bienvenu à la normale (après la profusion Mockba / 1829 / 1451), Charles & Léo comme un retour bienvenu aux synthés des débuts (après une formule power-trio qui commençait à lasser), Tristan comme un retour bienvenu à une imagerie "précieuse", après des années d’américanitude, etc.
Evidemment, chacun voit midi à sa porte, et de tels commentaires prouvent, par l’absurde, que la discographie de l’artiste ne ronronne pas, donnant souvent l’impression d’être "en rupture" (même si, en réalité, ce n’est pas tout à fait le cas). De notre côté, hormis sur Taormina (à moitié raté ou demi réussi, au choix), on n’a pas remarqué de véritable baisse de régime chez Murat : Tristan était un bel album, et il ne nous paraît pas utile d’en rajouter dans le dénigrement pour porter aux nues ce nouveau-venu.
En interview, l’artiste lui-même (jamais à cours de mauvaise foi) va pourtant dans ce sens et semble suggérer que les musiciens rencontrés à Nashville l’ont sauvé du marasme franchouillard : crachant sur sa récente tournée solo ("je me suis emmerdé") et ironisant sur les home studios (alors que Tristan avait été gravé seul à la maison), il vante aujourd’hui les mérites (soit disant) incomparables des enregistrements à l’ancienne, avec des musiciens ayant accompagné tout ce que la planète compte de chanteurs installés, de Neil Young et Roy Orbison (bonne pioche) à Dire Straits ou Stevie Nicks (mauvaise donne).
Quant au lien (souvent repris dans les articles actuels) avec Mustango, il est factice : les deux albums ont beau avoir été enregistrés dans une phase de dépaysement géographique, il y a en réalité peu de rapports entre les œuvres… Mustango représentait une réelle rupture de style avec ce qui avait précédé (en gros : le passage d’orchestrations soft dominées par des claviers, à une cavalcade de guitares d’influence américaine). On ne peut pas en dire autant de ce dernier-né, dont l’esprit trace souvent une continuité avec les récents Mockba ou Taormina.
Par ailleurs, dans son périple américain d’il y a 10 ans, Murat avait eu affaire à des artistes singuliers (Calexico, Howe Gelb, Marc Ribot, la nana d’Elysian Fields), alors qu’il s’entoure ici de musiciens "professionnels de la profession" (comme dit Godard). Le chanteur a beau vanter leur capacité à s’adapter rapidement à toutes les grilles d’accords possibles et imaginables, on peut aussi ironiser sur ces vieux routiers aux talents tellement interchangeables qu’ils peuvent enluminer tout et n’importe quoi… Dans ce contexte un peu pépère, on doute que la révolution sonique annoncée soit aussi forte que celle de 99…
Bref : ce concept de "retour aux sources" (l’Amérique, 10 ans après Mustango, album qui avait très bien marché) parait surtout là pour relancer la machine : après des années de ventes décroissantes, présenter Le cours ordinaire des choses comme un total renouveau pour son auteur devrait contribuer à relancer un peu ses fortunes commerciales, tout simplement…
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Dans les faits, l’album se compose de la façon suivante :
"Comme Un Incendie" évolue en terrain connu, du Murat tout à fait traditionnel dont les riffs rappellent les penchants blues-rock de son power-trio. Les couplets brodent sur sa haine du monde actuel, et le refrain monte progressivement en intensité. Tout bien réfléchi, c’est peut-être le meilleur titre rock que Murat nous ait offert depuis des lustres… On lui préfèrera cependant la version courte (radio edit) : celle de l’album, rallongée à 6 minutes, se traîne un poil en longueur.
C’est sur "Falling in love again" que se déploie réellement l’attirail nashvillien : pedal steel à profusion, violonades et chœurs sucrés… On éprouve un vrai choc, mais pas forcément dans le bon sens : l’arrangement, trop chargé, en devient presque écoeurant… D’autant que la chanson, languissante, n’est pas la plus inspirée de son auteur, bien loin des classiques de Marlène ("Falling in love love again") ou d’Elvis ("Can’t help falling in love with you"), qu’il semble évoquer par son titre…
"M Maudit", qui arrive ensuite, est une chanson rock un peu bébête mais assez enlevée, qui redonne un coup de fouet : musicalement, on peut penser à un croisement entre "Nixon" (Mockba), "Maudits" (Taormina) ou "Billy" (Taormina), le genre de rigolades qui ne figureront jamais parmi les classiques, mais permettent de se dégourdir les jambes, entre deux titres lents un poil emmerdants.
Après ce petit sursaut, "Chanter est ma façon d'errer" est une énorme déception : on en avait aimé la version épurée et solennelle délivrée au show-case du studio Davout (voir chronique précédente)… Sur disque, traitée en mode light avec une pedal steel bavarde et un solo vaguement espagnolisant (sic), la chanson ne retrouve jamais cette intensité, et l’on s’ennuie à mourir. Le texte a beau charrier quelques images intéressantes, rattachant Murat à son imaginaire poétique favori (troubadour errant, sexualité menaçante), la mise en musique n’est définitivement pas à la hauteur.
Ca commence à devenir plus intéressant avec "Lady Of Orcival" : d’emblée, on aime le geste poétique consistant à américaniser une référence purement auvergnate (la vierge d’une basilique de son bled) pour en proposer une vision décalée, religiosité contaminée par la ferveur "born again". Pour la première fois, les enluminures correspondent bien avec le propos de la chanson, et toutes les nashvilleries convoquées dressent une chouette petite cathédrale américana à la Marie en question. Si la chanson est très sucrée, elle renferme aussi l’une des plus belles mélodies de son auteur, sublimée par un pont (interprété par une choriste) absolument divin, pour le coup.
L’enthousiasme retombe d’un petit cran avec "16 heures qu’est-ce que tu fais ?", qui est intéressant par son évocation d’un quotidien libidineux, mais pêche par une formule musicale trop proche de celle de "Au-dedans de moi" (album Taormina). Le refrain est convenu (come on, come on, come on, come on…), mais le solo de guitare final rehausse l’intérêt in extremis, classant le morceau dans la catégorie "globalement positif".
Ensuite, à partir de "Ginette Ramade", l’album effectue un parcours quasi sans fautes : l’orchestration de ce titre est riche mais sans excès ; les vieux pros se fondent enfin à l’univers de l’artiste sans l’envahir de clichés pour touristes. Le texte est assez mystérieux, évoquant une de ces figures de femelle fatale que Murat affectionne tant, et s’achevant sur le speech d’une étrange prédicatrice, qui ajoute encore à l’énigme du meurtre évoqué…
"La mésange bleue", comme on a pu lire ici et là, est effectivement une très grande chanson de Murat, toutes périodes confondues, mêlant avec bonheur évocation amoureuse, éléments naturels et… tendances guerrières (ces dernières rappelant l’album de Mockba, auquel la forme musicale renvoie aussi).
Après ce sommet solennel, "Comme un cow-boy à l’âme fresh" se charge de ramener un peu de légèreté, mettant en lumière l’humour dadaïste du grand méchant Bergheaud sur une musique country du plus bel effet. Les musiciens rednecks semblent enfin servir à quelque chose ; et le rythme, trépidant, devrait laisser en nage les belles du far-west qui s’aventureront à danser dessus…
On redevient un peu sérieux sur "La tige d’or", qui comme son nom l’indique est une métaphorisation sans ambages de l’organe sexuel muratien, confronté au "glacier" d’une femme récalcitrante, voire castratrice. L’idée a beau être un peu convenue, elle donne lieu à un texte splendide, où les différentes évocations évitent le graveleux et parviennent à nous surprendre, retrouvant la qualité des plus belles chansons érotiques de l’auteur, du "Contentement de la lady" à "Se mettre aux anges" (toutes deux issues de Lilith, évidemment). Qui plus est, la formule musicale est à l’avenant, qui ménage des petits ponts très astucieux, modifiant la structure des refrains à mi-chanson et relançant perpétuellement l’intérêt.
Enfin, "Taïga" clôture l’album en beauté, dans cette même aura de religiosité amoureuse qui nimbait "Lady of Orcival" et "La mésange bleue". La référence russe ainsi que l’orchestration (lente, ample et dépouillée de tout signe nashvillien) rappelle à nouveau certains moments de Mockba. Il s’agit, encore une fois, de l’une des plus belles chansons de Murat toutes périodes confondues, rejoignant les splendides "Dordogne" ou "Col de la Croix Morand", pour sa capacité à mythifier un sentiment par le biais d’une évocation de paysage…
Au final, l’album est donc mi-figue mi-raisin, mais réserve tout de même de bons moments, notamment dans sa deuxième face. Les chansons sont globalement bien écrites, et certaines, on l’a dit, mériteraient de figurer parmi les classiques de leur auteur.
C’est véritablement la formule musicale adoptée qui pose problème : un peu trop sucrée, elle plaira sans doute plus au grand public que le relatif ascétisme de Tristan… Mais les puristes en seront réduits à rêver aux idéales versions nues de ces mêmes chansons (un pirate du Studio Davout circulera-t-il un jour sous le manteau ?) ; ou bien, à réécouter les inédits dépouillés, offerts par l’artiste sur son site quelques mois avant la parution du disque : parmi ceux-là, on recommande particulièrement "Tout dépend du sniper", "Mille morts" et "Avril"… |