On a passé tant d’heures à écouter Monday’s Ghost , le premier album et déjà chef-d’œuvre de la suisse Sophie Hunger, qu’il nous fallait vérifier, sur scène, si la grâce subsiste ; et si la maturité de la chanteuse, et son affranchissement à l’endroit des groupes "folk" actuels se confirme. L’enjeu était fort : un disque d’une telle densité, inépuisable, si peu encombré d’influences, peut-il se traduire en concert selon la même intensité, la même précision, la même limpidité ?
Si l’on excepte un final décevant, que j’évoquerai plus loin, on peut parler de réussite, procédant de l’élégance de la musique, enrichie par le jeu d’un tromboniste de talent, Michaël Flury. La sensibilité de la chanteuse, son extra-lucidité – c’est-à-dire sa capacité à être à l’écoute de ses partenaires, et de fonder sa prestation sur cette seule écoute – lui ont permis d’exprimer son caractère indépendant, et son détachement vis-à-vis du folk traditionnel.
C’est bien en-dehors des frontières de la pop qu’elle se place, à mi-chemin entre le jazz et la soul ; entre le rock acoustique et le blues. Le Jazz Festival de Tourcoing représente une occasion d’effacer les étiquettes que la presse a l’habitude d’établir sur sa musique. Parce que si celle-ci est marquée par le jazz, elle est dans un même temps physiquement différente du jazz.
Il y a assurément du génie dans ces compositions, celui d’un Tim Buckley, présent dans les titres lyriques et dépouillés que sont "House of Gods" ou "The Boat is Full" ; et celui d’un Jeff Buckley, guide majeur revendiqué par la chanteuse perceptible dans les merveilles que sont "Shape" et "Round and Round". La voix rayonne, vibre, devient tour à tour émouvante et insaisissable, grave et légère. Cette jeune fille de vingt-six ans en impose sans forcer : on prend rapidement conscience de l’évidence de cette musique sans culpabilités, forte, débarrassée des tristesses systématiques (qui trop souvent masquent un manque d’inspiration), et de la liberté avec laquelle elle s’approprie le rythme, donc le silence (sa contrepartie).
Une liberté aussi de langue, puisque l’allemand est utilisé à plusieurs reprises pour apporter aux chansons une dimension incantatoire, chargée en affects, moins lisse. Et lorsque le piano se mêle à cette puissance de feu, dans des titres comme "Waltzer fur Niemand" ou "Rise and Fall", c’est la jubilation qui parcourt la salle d’une onde électrique − la jubilation et la jouissance.
Considérons maintenant le jeu des reprises, auxquelles se livre tout groupe désireux de rendre hommage aux maîtres de leur jeunesse. "Don't forget the songs that made you cry, and the songs that saved your life", chantait Morrissey. Nous ne saurions ainsi reprocher à Sophie Hunger d’avoir tenté cet exercice de style. D’autant que le choix d’une chanson à reprendre apporte une information supplémentaire sur l’inconscient qui travaille le groupe ; sur sa formation sensorielle, affective, intellectuelle ; et implique également un défi concernant l’interprétation.
Pas question de rejouer note par note une matière qui ne demande qu’à être modifiée, déplacée, voire renversée. Aucune reprise n’est anodine : elle engage le groupe ; le mets à l’épreuve. "Le vent nous portera" de Noir désir constitue la première reprise. Titre assez classique, mais le moins intéressant du groupe français, d’autant que Sophie Hunger ne fait rien de plus que l’original, chantant sans conviction, d’une manière neutre, presque inutilement. Le titre n’étant pas pour autant désagréable, on laisse passer.
Deuxième reprise, qui conclut (lâchement) le concert : "Like a Rolling Stone" de Bob Dylan , harmonica et inflexions vocales à l’appui : une reprise ratée, qui vient gâcher le concert, voire la soirée (pour certains). On eût préféré un Dylan interprété par Sophie Hunger, selon son style, sa modalité, et non imité à la façon rock-FM. Un peu plus et on tombait dans le "rock à moustaches". Terminer le concert sur un tel procédé paraît décourageant : quitte à rendre hommage à Dylan, "Birth-Day" aurait suffi – le morceau le plus dylanien et peut-être aussi le plus beau de l’album Monday’s Ghost.
Sandra Nkaké a proposé, en première partie, un jazz teinté de soul et de funk. Musique de variété plutôt divertissante, alliant générosité et sensualité, évoquant avec simplicité les thèmes de l’amour, de la rencontre, du partage. La chanteuse-performeuse franco-camerounaise parvient à dépasser un accompagnement instrumental un peu lourd, qui n’est pas à la mesure de son talent : elle mérite mieux, ou plutôt disons que le contraste entre l’instrumentation et sa voix est trop important pour qu’elle ne songe, plus tard, à alléger ou modifier qualitativement la formation.
Oserait-on imaginer Nina Simone accompagnée par un groupe de variété-FM ? Toute proportion gardée il s’agit bien ici du même problème. Tout ce qui procède de la variété et du spectacle grand-public est lourd par définition. Sans la chanteuse, les instruments composeraient une musique grossière, voire obscène. Mais Sandra Nkaké ne semble se préoccuper de ces considérations. Sa présence est suffisamment forte, sa voix suffisamment enveloppante, pour qu’on oublie rapidement les imperfections du groupe.
Le théâtre et la danse servent d’appui à sa prestation. Une telle générosité ne se refuse pas. La musique n’est-elle pas un moyen, pour elle, d’exprimer ses désirs, et d’évacuer les fragilités quotidiennes ? En s’orientant selon Mansaadi, son premier album, elle parvient dès lors à parler de sa mère, "partie trop tôt alors qu’elle (Sandra) n’était pas prête" selon ses mots. D’où l’émotion qu’elle suscite dans la salle, jusqu’à sa reprise – réussie… − de "La mauvaise réputation" de Brassens.
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