Spectacle
conçu par la Compagnie Teatrocinema, mise en scène
de Juan Carlos Zagal, avec Laura Pizarro, Juan Carlos Zagal,
Diego Fontecilla, Ernesto Anacona et Etienne Bobenriet.
Quand on parle de "théâtre filmé"
pour le cinéma, cela sonne généralement
négatif, induisant l'idée d'un cinéma sans
rythme qui multiplie les plans fixes. "Sin
Sangre" pose le problème du "cinéma
théâtralisé". La troupe qui propose
cette pièce s'appelle d'ailleurs Teatrocinema,
une troupe chilienne décidée à fondre les
langages des deux arts, afin de créer l'illusion de voyager
dans le temps et l'espace tout en appréciant le travail
d'un spectacle vivant. L'œuvre à laquelle le spectateur
est confronté est donc novatrice mais ouvre un débat
esthétique.
Tout d'abord, intéressons-nous à l'histoire
: un règlement de comptes entre individus de bords différents
après une guerre et les conséquences sur la génération
suivante des actes des aînés. Le gris et la thématique
qui entourent cette histoire rappellent l'univers des "phalanges
de l'ordre noir" de Christin et Bilal en BD, de "la
théorie du 1%" de Fajardie en polar, des "Mains
Sales" de Sartre en théâtre. Certes déjà
traité, le sujet, riche par ses soubassements moraux,
amène des variations de traitement intéressantes.
Mais c'est surtout la forme qui pose question : Que va amener
ce mélange des genres à cette histoire?
Tout d'abord, il faut décrire l'installation scénique.
Au premier plan se situe un voile transparent sur lequel peut
être projeté un film, lorsque l'arrière-plan
est plongé dans l'ombre. La projection, comme au cinéma,
s'effectue alors à partir du fonds de la salle. Derrière
ce voile, des acteurs évoluent, éclairés
par des lumières transversales. Les éléments
de décors s'insèrent très rapidement sur
la scène, lors de fondus au noir par un système
de rails parallèles à l'écran. Enfin du
fonds de la scène et par l'arrière, sur un deuxième
écran, sont projetés les décors, fixes
ou sous forme de films avec des figurants. On se retrouve donc
avec quasiment le même système que celui utilisé
dans les dessins animés, qui consiste à utiliser
des feuilles transparentes de celluloïd afin de créer
des scènes complexes en les superposant.
La première scène s'ouvre sur un cliché
du film noir, une femme à son balcon, en arrière,
sur le gris urbain, se détache le néon rouge clignotant
d'un hôtel. Fondu au noir. Un groupe de trois hommes roule
en voiture: à l'arrière, une route et un décor
désertique défilent, par-devant la projection
de la forme de la belle américaine sur un décor
solide en bois découpé à la forme du véhicule
permet de créer l'illusion que cette voiture évolue
en direction du public, les nuages se reflétant sur la
carrosserie. L'aspect technique de la scénographie est
splendide, absolument maîtrisé.
Cependant, le spectateur se retrouve dans une installation
agencée de telle manière que se crée un
certain malaise. En effet, si le cinéma permet que "l'écran
restitue la présence à la manière d'un
miroir au reflet différé dont le tain retient
l'image" (André Bazin - "Qu'est-ce que le cinéma?"
- revue Esprit - 1951), au contraire du cinéma, on se
retrouve ici avec un vocabulaire technique réduit. Les
acteurs peuvent reproduire les champs et contre-champs, cependant
le gros-plan ou le travelling, par exemple, sont des codes du
cinéma impossibles à reproduire sur scène.
Tout comme ce système d'écran, permettant une
projection par le devant de la scène, et l'une par l'arrière,
oblige les acteurs à jouer uniquement sur une bande étroite
de la scène prise entre les deux écrans, le jeu
des acteurs est donc réduit en raison de l'espace dédié
aux mouvements. Un cinéma sans plan américain,
sans contre-plongée, dans lequel les acteurs sont forcément
filmés en plan large.
La pièce est jouée en espagnol, le surtitrage
pour le public français ajoute à cette impression
cinématographique. Entre parenthèses, on notera
que la traduction est de bonne qualité.
Par conséquent, le spectateur se retrouve non pas en
présence de l'addition de deux techniques complémentaires,
mais face à deux univers qui discutent, chacun avec un
vocabulaire réduit. L'exercice de style permet de créer
des instants dotés d'un fort pouvoir de suggestion (scènes
oniriques avec un personnage vivant évoluant dans un
décor filmé évocateur - feu, eau...) ou
d'une vraie beauté formelle, mais en même temps
l'exercice se trouve vite confronté à un problème
de limites techniques, tant du point de vue théâtral
(espace de jeu, mouvements, acteurs maintenus à distance)
que cinématographique (gros plans, travelling, déplacements
de caméra, découpage) parce que ces deux univers
se côtoient mais peinent à s'entremêler.
L'exercice est intéressant. Il est loin d'être
vain et mérite d'être vu. Cependant, au sortir
de la pièce, le spectateur se sera soit laissé
emporter grâce à des scènes d'une grande
beauté formelle, soit aura eu l'impression d'avoir assisté
à un hommage au cinéma noir qui multipliait les
clichés associés à ce style cinématographique
tout en restant extérieur à la fois à l'action
et à l'émotion. |