Depuis que l'éphémère semble être devenu la norme sociale en vigueur, chroniquer le huitième album d'un groupe est aujourd'hui un tour de force qu'on ne réussit plus tous les jours. Falling down a mountain, des anglais de Tindersticks, est de cette race des disques indémodables, à l'image de la carrière d'un groupe dont les branchés, forcément, n'attendent plus rien depuis le troisième album. Et pourtant...
Comme les croisières qu'on fantasme en écoutant le premier titre éponyme, Tindersticks est un sublime paquebot. A la dérive. Sans destination connue, ne pouvant offrir à ses passagers que la beauté des territoires qu'il dépasse, lentement, sûrement, sans violence. Un bloc de métal piloté par des humains en costume à queue de pie. Une autre époque me direz-vous, où le cha-cha se jouait sur les dancings, où Lee Hazlewood égrénait l'élégance et où les trompettes crachaient des notes bleues qui flirtaient avec le jardin d'Eden. Bref. Sur Falling down a mountain, peu de surprises mais beaucoup de réussites. La marque de fabrique des discrets me direz-vous. Il est vrai que Tindersticks ne fait pas de vague, poursuit la traversée sans considération pour les boussoles et les modes event(r)ées. C'est un fait, un gage de fidélité à soi-même.
Bien évidemment, on retrouve ici comme ailleurs les poncifs d'un groupe que les moins de trente ans auront peine à écouter autrement qu'en tapant nerveusement sur la touche next. Au suivant donc, et dès le troisième titre, "Harmony around the table", l'auditeur sent bien qu'il aura du mal à penser à autre chose qu'au repeat. Voix de crooner enfin arrivée à maturité, arrangements grandiloquents à déguster en pensant à Burt Bacharach trinquant sur la croisière qui s'amuse, tous les ingrédients sont réunis pour danser seul dans son salon en évitant le fauteuil club. Du grand Tindersticks. On trouve même des lalalala en chorale pour oublier la naïveté primitive d'un groupe qu'on a longtemps cru cérébral.
Jazzy, spleenesque, intemporel. Romantique par défaut, parce les mots ne sont pas toujours les bons. L'impression générale à l'écoute de cette cuvée Tindersticks ressemble à s'y méprendre à du double effet vicieux. Une écoute pour décortiquer la bête, et plusieurs pour l'apprivoiser. Il y a "Peanuts", la ballade pour les puceaux du vertige amoureux, "She rode me down" pour les nostalgiques du western spaghetti mid-tempo, "Hubbard hills", pour les dépressifs en Stetson qui pleurent Lee Hazlewood et Lee Van Cleef. Partout, c'est l'opulence minimale, le sens des intrigues, l'amour des ambiances. Les mélodies ? On les retrouve au niveau de la mer, un oeil pointé sur l'horizon avec les violons en guise de rameur.
Comme sur les disques qu'on usera encore longtemps, il y a la chanson qu'on fera mourir par l'usure. En l'occurrence, il s'agit de "Black Smokes", qui sous sa production cra-cra parvient encore à accomplir des miracles avec son sax et ses guitares étirées comme un canot de sauvetage élimé à l'extrême. A mi-chemin entre Roxy Music (l'énergie du bordel) et Bryan Ferry (le jazz poli) sous Guronsan, on en redemande et sans prescription. Après tel voyage, les dernières minutes ("Factory Girls", "Piano music") s'avéreront plus anecdotiques, le temps nécessaire pour rembobiner la bande, supplier papa pour "un tour encore, s'il te plaît !". On sait le terme éculé jusqu'à l'os, mais cet album a des allures de film imaginaire, à écouter en boucle à l'abri des regards, comme un bunker contre le monde qui passe. Tindersticks, groupe de grabataires ? Plutôt des rescapés, le navire, lui, ne prend pas l'eau. |