Il est des lieux essentiels. Vu de Provence où j'ai longtemps vécu, le Grand Mix avait déjà tout l'air d'être l'un de ceux-là. Je me souviens de la jalousie avec laquelle je retrouvais dans le programme de tournée de tous mes groupes favoris cette salle au nom plus toc qu'elle ne le mérite, tandis que ces mêmes formations semblaient s'être donné le mot pour éviter Marseille et sa région, l'orgueilleuse et prétendue rivale auto-proclamée de la capitale ; la grenouille voulait se fait aussi grosse que le bœuf, mais menaçait surtout d'éclater sous l'effet de sa propre suffisance. Et moi ? Moi je m'ennuyais de musique, en rêvant parfois du Grand Mix.
Vu de prêt, le lieu tient ses promesses – et bien plus encore car outre cette programmation pointue qui me l'avait fait connaître bien avant de fouler les plaines du Nord de la France, il propose aussi régulièrement des événements tournés vers les formations de moindre renom.
Qu'il s'agisse de soutien aux musiciens locaux, du festival Radar qui ouvre chaque année la saison, des goûters-concerts destinés aux plus jeunes, mélomanes de demain, des soirées Le Grand Mix Défriche... on y retrouve toujours la même volonté de rendre mieux accessibles les musiques qui le méritent. Parce que programmer, c'est aussi savoir faire découvrir et défendre.
Alors le Grand Mix défriche, plusieurs fois par an, et s'offre le temps d'une soirée au nom pionner des affiches inusitées, qui attireront l'aventurier de la musique plus probablement que le fan déjà convaincu.
Pas moins de quatre formations pour ce samedi 20 février : Jackie-O Motherfucker, Jookabox, dd//mm/yyyy et, en guise de tête d'affiche : Beak>, nouveau projet de Geoff Barrow (Portishead).
Assez étrangement, c'est Jackie-O Motherfucker qui ouvre la soirée. La formation est pourtant de bien loin la plus ancienne de celles qui se partagent l'affiche puisqu'elle est née en 1994.
Si la composition du collectif a toujours beaucoup changé autour de son fondateur (Tom Greenwood, dont on dit que pas moins d'une quarantaine de musiciens sont venus se casser les dents sur ses humeurs), si le son a maintes fois évolué, la formule dans son ensemble est restée la même : un mélange de rock, de rock psychédélique, de space-rock, de post-rock, ancré dans le folk et tourné vers l'expérimentation et l'improvisation. Sur scène ce soir la formation évolue en quatuor, une batterie et trois guitares à l'avant-scène pour autant de micros.
La prestation, toujours incertaine étant donnée la large part laissée à l'improvisation, se révèle tout à fait convaincante : langueurs bruitistes et vacarme douceureux, parfait jusque dans ses (quelques) approximations. On plane et on rêve, tout simplement – une raison de plus de regretter que Jackie-O Motherfucker n'ait pas eu l'honneur de clôturer la soirée, en apothéose.
D'autant que Jookabox en deuxième partie de soirée a un peu de mal à lui succéder. Tout de fraîcheur et d'enthousiasme, le quatuor rassemblé autour de David Moose Adamson est la nouvelle sensation médiatique du label Asthmatic Kitty.
Il délivre un rock synthétique à la polarité chancelante, tout de déséquilibre vacillant et de samples équilibristes. Quelque chose d'un impossible hybride entre notre M et DM Stith (lui aussi signé chez Asthmatic Kitty). Soit. Mais la formation donne aussi un peu l'impression de chercher encore "le truc qui marche" – et de se chercher elle-même.
Passé la bonne surprise du premier quart d'heure, l'exercice a quelque chose de la démonstration un peu vaine.
Du rock, du sample, une bonne dose de folie, mais un avenir à écrire, encore.
Autant Jookabox n'aura pas tout à fait trouvé son public ce soir, autant les canadiens de dd/mm/yyyy auront débusqué le leur.
Retenez bien leur nom (et commencez par apprendre à le prononcer : "day, month, year", que vous pouvez à votre guise servir à la française : "jour, mois, année") car ce quintet-là pourrait bien être la prochaine bombe post-indé-expérimentale venue de l'autre Amérique du Nord (et plus précisément de Toronto).
Musique abstraite, complexe, savante, à en perdre son rythme et son latin, qui rappellera l'abstraction rythmique de Battles, la virtuosité de Don Caballero ou, parfois, les sonorités de Pinback. A chaque morceaux les musiciens s'échangent les instruments avec un plaisir évident, tandis que le public applaudit avec de moins en moins de retenue. La formation sera la seule à avoir droit ce soir à un rappel, chaleureux, du public.
C'est néanmoins pour Beak> que le public s'est déplacé ce soir. Si la formation est la plus jeune de la soirée (ce n'est qu'en janvier 2009 que le trio s'est formé), elle a déjà pour elle la renommée de Geoff Barrow, son batteur, co-fondateur de Portishead.
Il fallait d'ailleurs se tenir bien écarté des médias intéressés par la musique en 2009 pour passer à côté de son album éponyme, écrit et enregistré sous contraintes formelles (prises live, temps limité d'écriture...).
Sur scène comme sur disque, c'est un univers tout en nuances qui est développé, à la confluence du post-rock matiné de folk à la Crippled Black Phoenix (auquel a d'ailleurs pu collaborer Geoff Barrow) et d'univers plus abstraits, où les voix se teintent d'écho, se font lointaines.
Avec une certaine science de la lenteur, de la construction patiente d'atmosphère, le trio impose en tout cas la cohérence d'un son et la puissance indiscutable de ses compositions. Une prestation pleines de promesses, dont on ne négligera pas à l'avenir de vérifier qu'elles sont tenues.
Mais quelle excellente fin de soirée aurait fait la folie psychédélique de Jackie-O Motherfucker après la confortable tiédeur de Beak>... |