Février en France, depuis plusieurs années, c'est aussi le mois de la migration, nocturne, de l'alligator. Et ça déborde même du 16 février au 6 mars !
Festival multi-polaire (Paris, Amiens, Angoulème, Besançon... pas mois de 15 villes pour cette 5ème édition) à la programmation riche (du blues, mais certainement pas "seulement du blues"), Les Nuits de l'alligator nous ont cette année encore honoré d'un passage dans la métropole lilloise avec pas moins de trois dates : Clues et Local Natives le 18 février au Grand Mix de Tourcoing et, la semaine suivante, les deux soirées à la Péniche de Lille.
Quelques mots sur la Péniche parce que le lieu, s'il risque fort de devenir l'une des salles essentielles de la ville, n'est pas nécessairement encore bien connu du public.
Et pour cause : la salle n'a ouvert ses portes qu'à la fin du mois de janvier. Ancien dîner-spectacle bien connu, sous le nom la Péniche du Pianiste, le lieu a fait peau neuve et s'est transformé en authentique salle de concert flottant sur la Deûle.
La véritable promesse est clairement du côté d'une programmation riche et dense qui laisse augurer d'occasionnelles déceptions à ceux qui ne songeraient pas à réserver en temps et heures leur place, la salle ne pouvant accueillir qu'une centaine de personne – ce qu'elle ne manquera pas de faire souvent.
L'alligator est sur un bateau, donc. Et pour un baptême du feu, c'est un coup double, puisque la salle accueille deux soirées successives du festival.
Suffisant pour se dire que de cet alligator-là, il n'est pas encore temps de vendre le cuir ; et l'on pourrait bien avoir du mal à l'avoir vivant...
Dans la grande famille du blues, donnez-moi le duo guitare-batterie à faire rougir les White Stripes, à réveiller les Black Keys : blues-rock, heavy-heavy, électrisé et vintage.
Lundi 22 février, ce sont les gallois de Henry's Funeral Shoes qui ouvrent le bal. Sur scène les deux frères racontent les histoires d'un blues qui devrait autant au bayou qu'à la zone industrielle.
Et quand ils chantent l'histoire d'Henry qui, pour pouvoir porter les chaussures qu'il avait acheté pour se rendre aux enterrements n'hésite pas à tuer sa femme, histoire vraie disent-ils, arrivée près de chez eux et qui donne son nom à leur groupe, on jubile aisément, leur trouvant de délectables arrières-goûts nick caviens.
Dans la grande famille du blues, donnez-moi aussi la gueule cassée, impossible, à laquelle le terroir, une Amérique de légende et aussi quelque chose d'un peu surannée, collent.
Il est grand, Honkeyfinger, interminable, fin, à se briser, insectoïdal même lorsque, assis sur son tabouret, il déplie ses longues jambes, les écarte pour toucher du pied ses pédales.
Dans un même registre de gueule authentique où la barbe est un accessoire indispensable et où l'on vit tatoué, le jean maculé, on avait déjà eu la chance, il n'y a pas si longtemps, de voir passer dans la métropole Seasick Steve ou William Elliott Whitmore (en première partie d'Alela Diane).
Mais l'anglais Honkeyfinger est bien plus sacrilège que ces vénérables hérauts américains du blues à l'ancienne.
Il démontre avec simplicité qu'on peut tenir sa guitare sur ses genoux et utiliser un impressionnant râtelier d'une quinzaine de pédales, incluant un charley, une grosse caisse, de la saturation, un octaver et tout le nécessaire à l'auto-sampling – utilisés sans mauvais goût ni systématisme.
Ajoutez un harmonica et précisez que la guitare se servira bien slide, en résulte une musique hachée, destructrice, profonde et dissoute dans ses propres sonorités incertaines.
Honkeyfinger, dans la lettre et dans l'esprit, n'est pas nécessairement si éloigné du Tom Waits de Claps Hands ou, parfois, du Birthday Party le plus blues – à lui tout seul.
Il y a quelque chose de dangereusement régressif dans cette musique, à vous faire comprendre comment un homme barbu et négligé tout de jean vétu, plus vieux que son âge, peut être sensuel.
Une expérience dense, importante – même si certains passages, comme le final bruitiste, peuvent avoir quelque chose d'un peu gratuit, de la recette de scène ; dans son ensemble, la prestation respire l'honnêteté. De quoi finir en beauté cette première date.
Le lendemain, dans la grande famille du blues, ne me donnez pas She Keeps Bees, et je vous en maudis, le duo ayant été contraint d'annuler au dernier moment pour raison médicale.
On était pourtant heureux de pouvoir vérifier sur scène la consistance de leur blues-folk un rien psychédélique, que d'aucuns comparent si aisément aux début de Cat Power...
Qu'à cela ne tienne ! Mardi 23 février, vous ne m'en donnerez que plus de Bob Log III, cette grande légende improbable de la grande famille du blues. Bob Log III (prononcez "the third", bien entendu), vétu d'un combinaison d'homme-canon, un casque de moto opaque câblé d'un téléphone-micro vissé sur la tête, délivre un delta-blues déraillé, sans frein et plein de légèreté, homme-orchestre lui aussi, grosse caisse et charleston au bout des pieds.
Les chansons sur les nichons répondent à celles sur le whisky et les deux se marient même parfois au cours d'un étrange rituel ; la légende lui prête une patte de singe greffée en guise main droite et personne n'a jamais vu son visage...
On l'aura compris : le personnage est haut en couleurs – suffisamment pour qu'on n'ait pas l'espoir de pouvoir en finir, après plus de dix ans de carrière solo (auquel il faudrait encore jouter les années où il officiait au sein du duo Doo Rag), de raconter ses frasques (du bateau en plastique avec lequel il navigue parfois sur la foule aux paires de jeunes femmes qu'il fait rebondir sur ses genoux le temps d'une chanson).
Et si le concert aura eu un peu de mal à décoller ce soir à la Péniche, le public certainement encore hivernant, il finira de façon explosive, en authentique délire. Les yeux fous, les yeux saouls, on exulte, dans la salle et sur sur la scène, tout autour de Bob Log III, maître de cérémonie inspiré et généreux qui n'hésite pas à circuler au milieu du public, fait semblant de sortir de scène (c'est tellement mieux qu'un rappel), sort finalement comme il était entré, par la même porte que les spectateurs, sans jamais cesser de jouer.
Dans cette liberté d'échange, ce simple plaisir à être là ensemble, portés par un même objet musical, on retrouve l'âme du blues, musique simple, festive, brisant les limites – juste des hommes, juste du blues ; mais certainement pas "seulement du blues" : une grande famille. Allez, l'alligator, à l'année prochaine ! |