Il pourrait aisément passer pour dépressif, Pierre Lapointe. Avec sa coupe de cheveux impossible, entre un Brian Molko au saut du lit et une contrefaçon martienne de playmobil ; avec sa tenue à faire pâlir un Kyle Mclachlan jamais revenu du Dune de David Lynch. Avec son air de s'égarer sur scène, d'errer, un peu gauche, dériver avant de se raccrocher au piano, comme pour se donner un peu de contenance. Raide. L'anti-rock star.
Avec ses textes beaux ; mais beaux à pleurer, quoiqu'on n'y comprenne pas toujours grand chose ; beaux et tristes, de toute façon, de cet air mélancolique qui ne s'en va jamais vraiment ; des textes parlant de l'autre, de la distance qui nous en sépare toujours, de langueurs et de solitude, dans une langue toute d'élégance et de poésie ; Aznavour, jeune, qui boirait de l'absinthe en tête à tête avec Rimbaud.
Il pourrait passer pour dépressif s'il n'avait pas sur scène le panache des grands, l'humour distancié, maîtrisé, de celui qui sait se moquer de ses propres airs de chanteur noir. Pince sans rire sans affectation.
À en faire éclater de rire un Aéronef entier, rempli d'un sage public d'habitués, d'amateurs, de connaisseurs. En dérision sa propre noirceur. Le visage figé, plus noir qu'il n'est. Un rien de malice au fond des yeux, commissures des lèvres. En esquissant quelques pas de danse, au pays des fleurs de la transe.
En transformant en moment de drôlerie humaine et sincère, parenthèse de camaraderie, le laborieux rituel de la présentation du quintet de musiciens qui l'accompagne sur scène.
En se moquant de cet autre rituel des rappels, à y débusquer un dernier soupçon de sincérité, dans ce cérémonial éculé.
En méprisant le succès de "Deux par deux rassemblés" (qui serait un peu au Québec son "J't'emmène au vent", sa "Fille du coupeur de joint"), en achevant son concert par une version un rien dérisoire, portée par un trio de flûtes à bec.
Si la noirceur ne laissait souvent la place à l'émerveillement, le temps de l'interprétation d'un texte de Richard Desjardins. Si sa voix ne jouait pas dans la cour des belles impossibilités d'un Tim Buckley, chaude, acrobatique, profonde, agile, cristalline, d'une expressivité indéniable. S'il n'était si émouvant, seul au piano, qui semble chanter ses plus intimes tourments dans sa langue natale, celle d'une lointaine forêt des mal-aimés. Il pourrait passer pour dépressif, si l'on n'avait surtout à cœur, ce soir-là, le temps d'une standing ovation chaleureuse, de le remercier pour le beau moment d'humble beauté passé en sa compagnie.
En première partie, Cascadeur s'est laissé découvrir avec étonnement et ravissement. Lui aussi proche de Tim Buckley pour la voix haut perchée, ou de Robert Wyatt pour l'univers faussement pop ; de la cantate écrite par le personnage du Phantom of the paradise de Brian de Palma pour une certaine grandiloquence fragile, un lyrisme en toute discrétion ; du Leonard Cohen façon années 80 pour des arrangements d'une fausse maladresse délicate.
Seul en scène, casqué puis masqué, cultivant l'étrangeté et une certaine causticité lui aussi, se retournant parfois avec une certaine angoisse vers Cascadeur, son double-mannequin, le musicien gagne petit à petit les faveurs du public, avant de quitter la scène sur un final a capella et ad lib de son "Bye Bye". Une électro-bidouillo-pop français en pleine explosion et tout à fait pertinente en première partie de Pierre Lapointe, à suivre avec délice – en se disant que l'on n'en frissonnera certainement que mieux dans une salle plus modeste, où la proximité jouera certainement en sa faveur. |