Je ne pouvais imaginer voir un jour Daniel Johnston sur scène, pas seulement pour la raison que ses concerts sont rares, mais aussi parce qu’il m’est difficile d’assister à la fragilité psychologique d’artistes se produisant en spectacle – comme s’il y avait là une indécence : quelque chose de l’ordre du voyeurisme.
Et dans le cas du chanteur américain, je savais le style de prestation que j’allais découvrir : je l’avais récemment aperçu dans une vidéo sur internet, interprétant de sa voix inimitable une de ses anciennes chansons, mais d’une manière troublante : son instabilité (nerveuse, psychique, mentale), visible sur la vidéo par plusieurs signes physiques, contrastait avec son plaisir évident de chanter. Comme si pour Daniel Johnston ces défaillances avaient moins d’importance que l’émotion musicale suscitée.
J’ai finalement décidé de ne pas rater son passage à Lille pour deux raisons. D’abord parce que je n’ai jamais oublié son album de 1994, Fun, qui a beaucoup compté pour moi – ma subjectivité m’avait alors dispensé de savoir si ce disque était son meilleur ; et s’il était nécessaire de connaître les autres albums (environ une vingtaine) – je n’ai pas la manie des collectionneurs. Ensuite – deuxième raison – parce que le journaliste Pierre Siankowski a écrit sur le site des Inrocks un article dégueulasse sur le chanteur, d’une méchanceté effarante, qu’il me fallait rectifier d’une manière ou d’une autre – la réfutation dans ce cas m’apparaissant comme vaine.
Je m’explique : réduire Daniel Johnston à ses problèmes de santé, en s’en moquant, est navrant. D’un autre côté, parler uniquement de sa musique me paraît insuffisant. Quelle démarche à suivre dans ce cas ? D’abord s’interroger sur le rapport qu’entretient le musicien avec sa maladie – sans le juger. Comprendre ce qui amène le songwriter à donner encore des concerts malgré sa fatigue. La réponse m’est apparue clairement le soir du concert : Daniel Johnston ne peut pas craindre le ridicule sur scène, et ne peut accorder crédit à ceux qui jugent ses dernières chansons comme mauvaises, parce qu’il chante pour sauver sa vie. Lui seul peut connaître le sens de cette formule : "Rock’n’roll has saved my life" (je veux dire : lui et quelques autres de la même famille qui ont récemment disparu : Mark Linkous, Vic Chesnutt, Alex Chilton). Ne pas cesser de chanter, de composer, l’aide certainement à sauvegarder sa personnalité intime ; et peut-être aussi à s’aimer lui-même.
"I love you all but I hate myself", peut-on entendre sur un des premiers titres du concert. Nous lui avons accordé sa chance, tant sa démarche nous est apparue comme sincère. Artiste à part entière, cet homme ne s’accommode pas du regard des autres. Sa position est inconfortable, il le sait mieux que quiconque. Alors nous comprenons pourquoi cela vaut le coup d’endurer ces chansons austères, présentées comme détachées de son carnet de santé.
Considérons maintenant l’orchestre hollandais qui l’accompagnait les trois quarts du temps, The Beam Orchestra : une douzaine de musiciens sur scène… Curieux contraste quand on sait la structure spécifiquement lo-fi de la musique du chanteur américain. Alternaient ainsi irrégulièrement des chansons dépouillées, assez rugueuses, et une instrumentation grandiloquente jazz-rock qui tentait de donner un contrepoids à cette sécheresse, par une technique de remplissage.
Mais ce procédé ne fonctionne pas. Les chansons de Johnston, accompagnées de la sorte, deviennent étranges : l’orchestre, au lieu de les soutenir, les déforme. Bien sûr D. J. trouve là une base sur laquelle s’appuyer : le tempo lui est donné ; la présence des musiciens le rassure. C’est la raison pour laquelle on tentera d’ignorer cette formation douteuse pour ne faire attention qu’aux chansons, à leur immédiateté, leur nudité.
Et d’être attentif aux transitions où D. J., s’adressant au public, se révèle intimement par des confessions déguisées : "J’ai rêvé qu’un tribunal condamnait à mort quelqu’un pour avoir tenté de se suicider. Et ce quelqu’un, c’était moi".
Ce concert était une exégèse du corps de Daniel Johnston. |