Pour
ceux qui ne connaissent pas spécialement la situation de l'Afrique
du Sud contemporaine, première puissance économique du continent
africain, ancien dominion britannique devenu le bastion de l'idéologie
séparationniste de l'apartheid abolie en 1991, peuplée de 50
millions d'habitants dont 79% de noirs et qualifiée de "nation
arc-en-ciel" avec le premier président noir Nelson Mandela,
la lecture des auteurs sud-africains notamment ceux de la nouvelle
génération, la génération post-apartheid, publiés par les Editions
Yago, est particulièrement instructive.
A cet égard, "Chambre 207", premier roman qui a déjà été de nombreuses fois récompensé, de Kgebetli Moele s'avère, outre les indéniables qualités d'écriture, édifiante en terme de critique d'une société néolibérale qui n'a pas tenu ses promesses et qui est, pour le moins, une société à deux vitesses, et terrifiante en ce qui concerne le destin de ceux qui se bercent d'illusions.
Pour brosser le portrait de son pays dans la veine du roman africain, le roman du désenchantement, et de la littérature sud-africaine fondée sur la protestation, avec une écriture radicale d'une grande lucidité, il part de la narration fictionnelle de destins particuliers pour dénoncer le mythe de la nation "arc-en-ciel" et l'ère Mandela ("Mandela c'était le premier président et c'est lui qui a introduit la nation dans un monde de mensonges" et dresser un constat accablant dans un pays où à l'euphorie de la démocratie non violente a succédé la réalité des inégalités sociales et culturelles "Tu raisonnes comme Mandela, empêtré dans un réseau de mensonges et figé dans une fierté imposée. Tout ça c'est financé par des politiciens internationaux corrompus, au nom de la démocratie, mais dans le but de maintenir les gens dans le malheur").
Ainsi il ne manie pas la langue de bois et use d'une plume
loin d'être lénifiante sur la condition de l'homme noir ("Je
suis né noir ; il n'y a pas de punition plus douloureuse que
de naître noir"), sur les sud-africains ("Pour être honnête
on est un peuple de buveurs. On ne passe pas nos vacances à
sillonner ce magnifique pays qu'est le nôtre… pourquoi ? Parce
qu'on s'en fout. Ca, c'est pour les Blancs….Nous, on boit, on
fait des barbecues et on bouffe du porridge après on se dispute
et on finit éventuellement par se taper dessus ou par essayer
d'arrêter une bagarre qui dégénère"), sur la condition de l'Afrique
("la première sur la liste de ceux qui sont infectés, la première
aussi sur la liste des famines, des massacres de masse et de
la criminalité...et tout cela va se refléter dans la communauté
et la communauté elle-même va se refléter dans la nation") et
sur la cause de leurs malheurs ("Nous avons une haine nationale
de nous-mêmes. Nous ne nous aimons pas. En chacun de nous, quel
qu'il soit, il n'y a pas d'amour mais de la haine et de la colère."Comment
ça se fait que les noirs ont nettoyé et nettoient encore la
ville mais qu'elle est pourrie maintenant ? Dans le monde entier,
la majorité de ceux qui nettoient les villes, c'est nous, les
noirs, et pourtant on ne peut pas nettoyer notre propre ville
! Pourquoi ? Parce qu'un noir n'a pas le moindre respect pour
un autre noir.").
Il retrace le parcours de six jeunes hommes de la génération Mandela, qualifiée de "Kwaito generation" par référence au genre musical éponyme né dans la banlieue de Johannesburg sous l'impulsion de jeunes pauvres désireux de sortir de la misère, des étudiants désargentés quasiment tous d'origine rurale qui sont venus à la capitale de la province la plus riche du pays pour "aller à l'université et en ressortir avec un diplôme pour des lendemains qui chantent" et qui, exclus pour des raisons financières mais également de pression sociale, vont passer leur journée à "johannesbourguer" et dérivent pendant plus de dix ans au coeur d'un township, autre nom du ghetto noir, en vivant ensemble dans une seule chambre.
Il l'a situé à Johannesburg, "la cité des rêves qui meurent
aussitôt après être nés" qui "compte sur tes idées tordues pour
te garder. Elle t'urbanise, t'enlace, te caresse tendrement,
t'orgasmifie, et quand tu te réveilles, il est trop tard : tu
es vieux, tu travailles comme barman, avec quatre enfants de
quatre mères différentes et le boulet des pensions alimentaires
autour du cou ?" et précisément à Hillbrow, ancien quartier de
la haute société blanche aujourd'hui occupé exclusivement par
des noirs, qui est considéré comme le quartier le plus dangereux
de la ville, un no man's land pluri-ethnique d'un kilomètre carré
où règnent toutes les plaies endémiques de la misère urbaine,
la drogue, la prostitution, l'alcoolisme, la délinquance et
le chômage mais également le racisme et le sida, tout en étant
extrêmement dynamique.
Le narrateur, Baba, qui essaie désespérement de vendre ses scénarios, et pour qui cette période constituera l'aventure de sa vie, est le scribe de cette longue période de cohabitation forcée avec Matome, "Le mec a eu des résultats au bac qui lui garantiraient l'entrée dans n'importe quelles universités, même celles du paradis. Qu'est-ce qu'il fait là, alors, à attendre son certificat de décès ?", "le séduisant capable de s'adapter à tout, un baobab, cet arbre qui décida une nuit qu'il serait différent de tous les autres pour qui le passé est une affaire classée", D'nice l'excellent élève qui s'est laissé séduire par la ville délétère, Modishi, modeste propriétaire terrien et étudiant médiocre adepte des petits boulots, Zulu-Boy, voleur comme tous les Zoulous, le baratineur "qui s'attendait à être un précurseur de tendances et qui n'y parvint jamais" et Molamo, ancien chauffeur de poids-lourds, qui rêve de devenir écrivain, producteur, etc. et dont la seule raison de vivre est les femmes.
Justement, les femmes, dont Kgebetli Moele esquisse de beaux
et émouvants portraits, qu'elles soient des étudiantes
chanceuses qui ont accédé à des professions libérales ou des
prostituées, anges de la rue ou escort girls de luxe, qui sont
ici, peut-être plus qu'ailleurs, l'avenir de l'homme. |