Enablers a eu un véritable coup de foudre, l'année dernière à la Malterie. Un lieu sombre, bas de plafond, étriqué et torturé, à l'image de leur musique. Ils l'ont tellement aimé qu'ils sont revenus droit de San Fransisco, pour nous y gratifier de deux concerts, deux soirées consécutives.
Le premier soir est réservé aux connaisseurs désireux de découvrir le groupe sous un nouveau visage dissocié. Chacun de ses éléments s'y produit à part, montrant ainsi la face cachée des membres d'Enablers sous la lumière de leur individualité. Il n'y a pas vraiment de scène ni d'éclairage à proprement parler ; les membres du groupe vont et viennent entre le bar et les coulisses tandis que Pete Simonelli, membre principal, annonce le programme. Un "zero talent show" plaisante-t-il, avant de s'allonger en face de la scène, verre de vin rouge devant lui, maître de la soirée.
En premier lieu, Joe Goldring se lance dans des improvisations de guitare sur fond de projections de paysages marins, superposant les boucles d'hypnotiques mélopées. Il est rejoint par Doug Scharin, batteur dont on ne compte plus les projets musicaux. Ensemble, ils emmènent le public dans des improvisations catharsiques, lancinantes, se complétant l'un l'autre en une seule même voix. On ne sait pas trop où s'achève un morceau où en commence un autre, la seule chose à faire est de fermer les yeux et de se laisser (trans)porter.
Kevin Thomson est assurément le boute-en-train du groupe, présentant son projet Totally Bunbun, lui, et sa guitare. Poussant le public à profiter du vin gratuit au bar, sa session se déroule dans un mélange d'anecdotes et de chansons nostalgiques, avec une voix qui serait idéale autour d'un feu de camp. "It's a night of weird endings" accuse-t-il en ayant interrompu par mégarde un morceau, en manquant de tomber de sa chaise durant un autre : le vin à volonté commence assurément à faire effet.
Arrive enfin Peter Simonelli, feuilles volantes à la main, béret sur la tête, personnage central du groupe. Lui, il ne chante pas, il enchante de ses mots par la simple parole. Au départ, on regrette de ne pas avoir choisi anglais pour première langue au lycée, mais très vite on oublie d'essayer de comprendre ses poèmes d'assurances et d'ascenseurs. Seule compte la voix, grave, triste, à la manière d'un Nick Cave dont il citera d'ailleurs les paroles "I don't do happy, I do sad".
Petit entracte – vous a-t-on signalé qu'il y a du "free wine" au bar ? Un drap décoré de projections de gratte-ciels est suspendu devant la scène tandis que des parapluies sont déposés au sol. SUGAR LIFE!, pistonné par Pete sans doute, entame alors son show théâtral. Affublé d'accessoires grotesques, le dramaturge déambule en vociférant des critiques anticapitalistes dans une épaisse fumée qui noiera bientôt toute la salle, qu'il propose d'emmener aux enfers. On reste dubitatif, on dira que "c'est conceptuel" pour ne pas froisser "l'artiste".
Pour conclure la soirée, Enablers se réunit sur scène pour nous donner un aperçu du concert "officiel" du lendemain, tous un peu éméchés ("open bar wine", on l'aura compris). Les pièces du puzzle s'assemblent, révélant les personnages sous une lumière complètement différente. Oubliée l'ambiance de soirée entre amis, les anecdotes d'enfance et la trinquerie. Enablers efface les heures qui précèdent dès quelques notes. Peter Simonelli perd toute l'humanité qu'il affichait en lisant ses poèmes, et plonge la tête la première dans cette noirceur létale qui fait la signature du groupe. Tel un lycanthrope au temps de pleine lune, sa voix devient gutturale, son faciès se déforme, ses textes prennent un tout autre sens, funeste. Poèmes qu'il piétine, n'ayant plus besoin du papier pour support – son appui, c'est la musique, la musique de ses acolytes qui elle à son tour subit un changement radical : ensorcelée, ensorcelante. Alors que Peter s'enfonce dans le public pour susurrer à l'oreille d'une spectatrice des mots tentateurs et terriblement sensuels, on ne peut que succomber à un tel magnétisme, quasiment animal.
Cette soirée nous proposait de plonger dans l'intimité d'Enablers, de découvrir leur côté humain. Au contraire, elle n'a fait que renforcer le mystère de ce groupe, si accessible et sympathisant au départ, si diablement envoûtant à l'arrivée. Ce mélange de poésie suggestive et de rock noir crée un ensemble violemment séducteur, qu'on se fera un plaisir d'approfondir le lendemain soir. |