Trois grands albums en autant d'essais, peu de groupes peuvent s'enorgueillir d'avoir réussi pareille prouesse. Pas même Radiohead (Pablo Honey est passé par là). C'est chose faite pour Arcade Fire qui, avec cette troisième livraison, se hisse au sommet de la montagne rock. Après trois ans d'une ascension fulgurante qui, de tournées marathon en enregistrements incessants, les a laissés sur les rotules, les Montréalais se sont octroyés une longue pause salvatrice. Ils reviennent habités d'une intensité et d'une fraîcheur intactes, avec des morceaux destinés à faire vibrer les spectateurs aux quatre coins du monde.
On attendait fébrilement The Suburbs, sans trop savoir à quoi s'attendre. L'enjeu était de taille et les questions multiples : Arcade Fire pouvait-il rationnellement nous décevoir ? Se vautrer dans la facilité ? Allait-il prendre une nouvelle direction ? En rajouter dans l'emphase ? Creuser plus profond encore que le ténébreux Neon Bible ? Suivre la voie mégalo tracée par U2 avec la volonté affichée de conquérir les plus grands stades du monde ? Ou enfoncer le clou et prouver au monde entier qu'ils méritent le titre de plus grand groupe actuel ?
Première impression : la folie géniale et spontanée de Funeral a laissé place à une maîtrise époustouflante. La joyeuse troupe ne lésine pas sur les moyens et met tout son cœur dans la bataille, comme elle l'a toujours fait. Arcade Fire ne sait pas faire les choses à moitié et c'est pour cela qu'on les admire tant.
Loin de faire du surplace, la fanfare rock canadienne offre de nouvelles pistes. On est cueillis par l'agressivité de "Month Of May". Paroles scandées, riff crasseux plus que classieux semblant sortir tout droit de la guitare du Queens Of The Crooked Vultures en chef, Josh Homme. Arcade Fire lâche complètement les chevaux et se mesure aux QOTSA sur leur propre terrain. On est très vite rassuré quant à leur puissance de frappe : "Empty Room", "Month Of May" et "Ready To Start" nous mettent littéralement en transe. "Modern Man", rengaine pop de haute volée, "Rococo" et son refrain entêtant, "Suburban War" (qui rappelle les meilleures compositions de The Coral ou The Shins), la lancinante et épurée "Wasted Hours" et surtout la splendide "Deep Blue" dévoilent un Win Butler interprétant avec une touchante sobriété des titres à la fragilité peu habituelle chez les canadiens.
Avec "Empty Room", on est davantage en terrain connu. Mais l'excellence des mélodies et la verve du groupe balaient tout sur leur passage : déflagration sonore, tempo effréné, guitares hurlantes, rythmique martiale, violons en sur-régime, chant de sirène québécoise : le morceau est une source de plaisir intense qui n'est pas prête de se tarir. "We Used To Wait" aurait pu être un "Rebellion (Lies)" bis, mais emprunte un chemin plus complexe fait d'étonnantes basses électro et d'arrangements luxueux. "Sprawl I (Flatland)", d'une tristesse magnifique, fait écho à "My Body Is A Cage". Cordes à fendre le cœur et Win Butler émouvant comme jamais.
Les deux moments les plus forts de The Suburbs sont répartis de part et d'autre de la galette. Le bouquet final "Sprawl II (Mountains Beyond Mountains)" sonne comme une version haïtienne du "Heart Of Glass" de Blondie. Surtout, elle laisse transparaître chez nos protégés de surprenantes influences 80's (les arrangements font la part belle aux synthés). Parmi la pléthore de groupes de seconde zone ne jurant que par cette décennie, on crie régulièrement au mauvais goût. C'est ici admirable. Enfin, gardons le meilleur pour le début : "The Suburbs", éblouissante chanson-titre et merveilleux titre d'ouverture. Elle donne d'emblée le ton de l'album : plus radieux qu'à l'accoutumée. Tout simplement notre chanson préférée de l'album, une des toutes meilleures que le groupe ait jamais jouée, et jusqu'ici, plus belle chanson de l'année.
Petit jeu de piste obligatoire pour tout fan francophone qui se respecte : à quel moment du disque Régine Chassagne chante-t-elle en Français ? Si cela sautait aux yeux sur "Haïti" et "Black Wave / Bad Vibrations", cela nous a pris un moment pour entendre, à la toute fin de "Empty Room", caché derrière un mur de guitare et de cordes, ce "Toute ma vie est avec toi, moi je t'attends, toi tu pars".
Quant à son alter ego à coiffe d'iroquois, il nous prend par la main et nous entraîne dans des courses éperdues vers un ailleurs fantasmé, loin d'une réalité que l'on veut fuir, à la recherche d'une voie salvatrice. The Suburbs est hanté par le mal-être et les regrets adolescents ("Wasted hours before we knew where to go and what to do, wasted hours that you make new and turn into a life that we can live" - "Wasted Hours"), la nostalgie de l'innocence enfantine ("Now our lives are changing fast, hope that something pure can last" - "We Used To Wait" - / "If I could have it back, all the time that we wasted, I'd only waste it again" - "The Suburbs (continued)"), et surtout l'ennui profond de la vie en banlieue ("I feel like I've been living in a city with no children in it" - "City With No Children" -, "In this town where I was born, I now see through a dead man's eyes" - "Half Light II (No Celebration)").
Les thèmes du disque sont, comme auparavant, peu réjouissants. Mais la musique, lumineuse, apporte une légèreté qu'on ne leur connaissait pas. Il flotte sur The Suburbs un air de désenchantement sublimé par la grâce de mélodies imparables. Win Butler, qui n'a sans doute jamais aussi bien chanté qu'ici, prouve qu'il dispose d'une des voix les plus incroyables qu'on ait entendue depuis Thom Yorke. Tout au long du disque, il chante comme si sa vie en dépendait.
Le disque est sans doute un peu long – 16 titres, une heure de musique –, mais bien malin est celui qui trouvera un morceau à enlever de cette tracklist parfaite. On conseillera cependant une écoute en plusieurs parties pour bien s'imprégner de la profondeur des arrangements et de la qualité d'écriture du duo Win Butler/Régine Chassagne. S'ils en ressortent à chaque fois avec un album de cette trempe sous le coude, Arcade Fire peut bien prolonger son prochain congé à l'envi.
Disque d'une générosité et d'une ampleur peu communes, à la production étourdissante, The Suburbs est un enchantement de la première à la dernière note. Dans le marasme rock actuel, il est accueilli à juste titre comme une bénédiction. En attendant le prochain Radiohead – annoncé pour le début de l'année prochaine – voire le nouveau Strokes, Arcade Fire prend possession du trône et s'impose comme le groupe majeur de ce début de siècle. Bien loin de la grandiloquence pachydermique façon Muse ou de l'hypertrophie cérébrale de U2, Arcade Fire prouve qu'on peut plaire à un large public tout en créant une musique aussi exigeante qu'originale et en restant simple. Et ça, ça fait un bien fou. |