Je n’aime pas beaucoup les chanteuses… actuelles et le formatage que prend le jazz vocal, d’autant que cette musique a eu de formidables Ladies, avec pour chacune, un grain particulier, une fêlure. Les "voix" se font rares, non pas seulement les belles et grandes voix (genre lyrique), j’entends les voix qui ont quelque chose à dire, ou à transmettre, qui déclenchent un sentiment profond de trouble, d’émotion, qui vous font tout interrompre pour… écouter. Cette vulnérabilité, on ne la trouve plus chez les chanteuses en promo à la télé.
Youn Sun Nah est une personne rare. Elle nous avait bouleversée dans son "autoportrait" So I Am, sorti en 2004, toute étonnée d’être accueillie avec enthousiasme à notre époque d'"archipélisation". Mais c’est que sa musique voyage dans notre monde parcellisé. Quand elle chante "Kangwondo Arirang", un traditionnel coréen, elle donne une éclatante démonstration de ce que peut être le folklore universel.
Dans ce nouvel album qu’elle signe encore sur le label allemand Act, après le précédent Voyage, elle garde le guitariste suédois Ulf Wakenius, avec qui elle tourna en duo pendant deux ans, compagnon généreux qui entoure d’un écrin de choix, cette voix exceptionnelle, mais aussi le violoncelliste et contrebassiste Lars Danielsson et le percussionniste Xavier Desandre Navarre. Elle a trouvé avec ces compagnons une entente plus que "cordiale", une osmose véritable.
Elle chante toujours, entre souffle et cri, ne ménageant pas les écarts, avec une très grande rigueur, jouant du silence, avec ces fausses suspensions précédant de rauques déchaînements (nouvelle version de "Pancake"). C’est dans ces envolées que sa timidité manifeste s'envole : sa force est sa fragilité même. Sa gestuelle la fait ressembler à une instrumentiste, quand elle s’accompagne d’une trompette imaginaire. C’est qu’elle est, avant tout, musicienne et elle restitue en toute logique (d’instrumentiste), la force de ces "petites" mélodies, ces chansons qui finissent par constituer un répertoire.
Justement, on pourra lui reprocher de balayer large, mais qu‘elle scate à sa façon dans l’étonnant "Breakfast in Baghdad", qu’elle chante le blues fièvreux "Moondog" de Terry Cox, ou le folk du regretté Terry Cox "My name is Carnival", qu’elle reprenne du rock, de la pop ou du jazz, qu’elle transforme en tango avec le violoncelle de Lars Danielsson le "Song of no regrets" de Sergio Mendes (chanté par Lani Hall à l’origine ), Youn Sun Nah peut tout faire.
L’émotion est réelle dès le premier titre "My favorite things", cette bluette de Rodgers & Hammerstein II, que Coltrane transcenda. Interprétée avec une seule sanza, achetée dans un magasin de musique parisien, ces paroles insignifiantes prennent soudain un sens autre. Voilà un standard revisité de la plus belle des façons, et nous reprenons espoir quant à l’évolution du jazz vocal.
Le titre de l’album Same Girl vient d’une chanson de Randy Newman, grande figure de la musique populaire américaine : elle s’approprie cette composition avec une mélancolie respectueuse, réveillant en nous une pointe de nostalgie, puisque nous croyons y reconnaître quelques inflexions de la Barbra Streisand des années soixante-dix.
En français, Youn Sun Nah est tout simplement juste, avec une diction impeccable, fidèle au souvenir de Romy Schneider, si lumineuse dans "La chanson d’Hélène", écrite pour elle par Jean-Loup Dabadie, pour le film de Claude Sautet, Les choses de la vie. C’était un choix délicat, car le souvenir de Romy est fort : elle était d’une sincérité désarmante, montrant un visage sans fard. Sans calcul. Et justement l’émotion n’est jamais feinte quand Youn Sun Nah chante.
Chronique originale publiée dans
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