Bien que les siècles et les millénaires aient passé, que les systèmes philosophiques se soient amoncelés, que la philosophie profite aujourd’hui d’un effet de mode (pour le meilleur et pour le pire), on ne cesse de revenir à ses fondamentaux. La Grèce antique est toujours pour les philosophes objet de fascination et de dévotion. Les années passant n’épuisent pas la fraîcheur et la pertinence des premières réflexions philosophiques, alors même que la matière se découvrait un nom et éloignait irrémédiablement de nous la notion de sagesse pour l’abîmer dans une recherche en perpétuel dépassement d’elle-même.

Jean-François Balaudé ne déroge pas à la règle. Ce Savoir-vivre philosophique qu’il met en exergue de son livre était la véritable originalité grecque, alors que les philosophes postérieurs se sont focalisés sur une recherche théorique désincarnée. S’il est question dans le titre du livre de trois auteurs, il faut reconnaître que l’attention de Balaudé est surtout retenue par Socrate. Ce dernier est devenu, les élèves de terminale le savent bien, un marqueur chronologique divisant les penseurs grecs en pré et post-socratiques (Empédocle et Platon entrent respectivement dans l’une et l’autre catégorie). Socrate incarnerait un moment inaugural d’un nouveau mode de pensée. Moment problématique cependant puisque l’on sait que Socrate n’a jamais rien écrit, partisan d’une pratique exclusivement orale de la philosophie. Les connaissances que l’on a de sa "doctrine" nous ont été principalement transmises par Platon (ainsi que par un ouvrage de Xénophon : Les mémorables). Une grande partie de l’ouvrage s’attelle à démêler à travers une étude rigoureuse ce qui, dans le fatras  textuel de l’œuvre de Platon, est proprement socratique de ce qui est platonicien.

Mais si Empédocle est également sollicité, c’est pour ne pas exagérer la fracture socratique, mettre en évidence que la question du "comment dois-je vivre ?" commençait à avoir un sens avant Socrate. Empédocle, qui est reconnu par la tradition philosophique pour avoir conçu l’Amour et la Haine comme les principes structurants du Monde, n’est pas un simple physiologue (comme Socrate nomme dans le Phédon, ceux qui s’intéressent plus aux lois de la nature qu’à la connaissance de soi). Son questionnement de ces principes ouvre celui de l’homme et esquisse une pensée éthique que l’on fait généralement remonter au seul Socrate. Balaudé tord le cou à nombre de présupposés des interprètes classiques, et son pari de traquer le Socrate originel dans les textes de Platon peut paraître osé à ceux qui auront abandonné ce projet par manque de références autres que celle du fondateur de l’Académie. Elle représente toutefois un Graal pour tous ceux dont la curiosité ne ce satisfait pas de la résignation usuelle.

En contrepoint, ce travail permet également d’interroger l’apport propre de Platon dont la doctrine réelle ne fait pas moins mystère. S’effaçant derrière le personnage de Socrate qu’il met en scène dans la quasi-totalité des dialogues écrits de sa main, on ne sait s’il avance masqué ou s’il disparaît derrière le texte, d’autant que rien n’a filtré de l’enseignement dispensé par l’auteur à ses élèves dans son école. Balaudé est particulièrement attentif à la pensée politique de Platon, puisque la question du "savoir-vivre", si elle est prioritairement éthique, ne s’y réduit pas et entraîne logiquement la question du "vivre ensemble".

Ce livre de Jean-François Balaudé est un travail d’universitaire, et non un travail de vulgarisation. Ceux qui l’utiliseraient pour découvrir la pensée des trois auteurs en seront pour leurs frais. Ceux, en revanche, qui ont lu les dialogues de Platon et qui veulent approfondir leur questionnement y trouveront un outil précieux.