Rencontre décontractée avec Franz Treichler et Bernard Trontin, respectivement chanteur et batteur des Young Gods. C'était juste avant leur passage à la Maroquinerie où ils venaient présenter sur scène le nouvel album Everybody knows et fêter les vingt-cinq années d'existence du groupe.
Cette semaine-là, alors que la neige bloquait Paris, ils investissaient aussi le Centre Culturel Suisse, rue de Francs-Bourgeois, pour présenter d'autres aspects moins connus de leur travail. L'occasion de revenir avec eux sur une carrière riche de surprises et émaillée de nombreux projets annexes.
La première approche qu'on a de votre album, avant même de l'écouter, c'est la pochette. Or on découvre une photo à l'envers. Pouvez-vous nous expliquer la raison de ce visuel ?
Franz : Elle a beaucoup plus de sens à l'envers (rires). C'est une belle photo de New-York, qui a initialement été réalisée à l'endroit, qu'on trouve en circulation libre comme fonds d'écran sur internet. Mais lorsqu'on la retourne, tout devient plus vertigineux. L'impact en la retournant est assez fou. Ça donne immédiatement une texture. Tu ne sais pas directement ce que c'est. Il y a un moment de décalage avant de comprendre que c'est New-York à l'envers. C'est ce moment de décalage, le petit laps de temps pour celui qui découvre la pochette pour la première fois, que je trouve intéressant.
Bernard : En regardant la photo à l'envers, tout à coup je voyais des choses que je ne voyais pas lorsqu'elle était à l'endroit. Étonnamment, retourner la photo permettait de révéler un certain nombre de détails. En plus, quand on y réfléchit, dans l'espace il n'y a ni envers, ni endroit. On peut imaginer arriver du ciel et découvrir New-York ainsi. Est-ce l'endroit, est-ce l'envers ? Cela dépend du point de vue initial. C'est relatif.
Mon interprétation, liée au titre du disque Everybody knows, en était que chacun était en train de réaliser que le monde marche sur la tête.
Franz : Après, c'est clair que le titre de l'album va donner lieu, dans un second temps, à une interprétation. Chacun sait que le monde a perdu son orientation, son sens, que c'est un monde à l'envers. Ensuite d'autres questions en découlent : que font les gens face à cela ? Que peuvent-ils faire ? Que puis-je faire à titre personnel ? Comment se situer en temps qu'être humain en cette période ? C'est tout un ensemble de questions qui revenaient lors de nos discussions à l'intérieur du groupe.
J'ai ensuite entendu d'autres interprétations de la part de personnes proches du groupe. Il y a, par exemple, cet ami anthropologue, Jeremy Narby, avec lequel nous avons travaillé récemment qui en a une approche scientifique. Lorsque je lui ai demandé ce qu'il pensait de ce titre, il m'a dit le trouver intéressant dans la mesure où actuellement, dans le milieu scientifique, on commence à dire que le savoir n'est pas seulement inhérent aux êtres humains, et à parler d'intelligence de la faune ou de la flore. Or, il y a dix ans, la communauté scientifique rejetait entièrement cette idée-là; l'intelligence était le propre de l'homme. Quant à notre graphiste, il comprenait ce titre comme une illustration du monde de la sur-information dans lequel on vit ; de nos jours tout le monde veut tout savoir, des informations sérieuses au dernier cancan de la presse people.
J'ai ensuite pensé à la chanson de Leonard Cohen.
Franz : Bien sûr ! C'est sur l'album "I'm your man" sorti en 88. C'est un album que j'ai beaucoup écouté à l'époque, qui m'a donc influencé.
J'avais aussi pensé qu'il fallait peut-être retourner le titre, ce qui donne alors "Everybody knows the Young Gods".
Franz : (rires) On est vachement célèbre. Le problème, c'est que peu de gens le savent.
Pour revenir à la musique, je trouve que cet album balaie toutes les périodes du groupe.
Franz : Nous avions la volonté de mélanger nos expériences récentes. En 2008, nous avons réalisé Knock on wood, notre album acoustique. Or, c'est la première fois que nous incluons de l'acoustique au milieu des machines. En réalisant cet album acoustique, nous avons appris des choses. Ensuite, nous avons eu envie d'aller plus loin, de mélanger les teintes.
Bernard : Nous avons voulu voir si la greffe pouvait prendre avec le son plus traditionnel des Gods. Nous voulions expérimenter, non pour surprendre à tout prix, mais pour voir où cela pouvait nous amener.
Franz : Il y avait l'envie de surprise, même si surprendre notre public n'est pas un but en soi. A mon avis, les éléments les plus surprenants sur Everybody knows sont à chercher sur les mélodies, une teinte plus pop. J'ai essayé d'aller plus loin dans ma manière de chanter. C'est vrai qu'on évolue au fil des années. Tu n'es d'ailleurs pas le premier à nous dire qu'on y retrouve diverses périodes du groupe. J'ai même parfois entendu des mots qui ne m'ont pas plu, on m'a parlé par exemple d'un "album-testament".
Bernard : Par rapport à nos précédents albums, nous avons élargi le cadre. Sur notre album Second Nature, nous avions envie d'explorer le côté électronique, remplacer les sons de guitares par d'autres choses. Avec Artificial Clouds, nous avons fait un disque ambient mais en ne travaillant pas sur les loops. Nous nous mettions des cadres. Mais là, nous avons laissé venir les choses. Nous avons essayé de trouver une identité qui ne soit pas forcément sonore à cet album.
Franz : Lorsqu'on en parle, c'est souvent en termes graphiques. On utilise souvent les mots couleur ou texture. On dit qu'il est multi-couches. Il faut aussi expliquer qu'il y a eu aussi une expérience de studio différente.
Il y a trois ans, lors des sessions de l'album Super Ready/Fragmenté, nous avions mis sur piste un certain nombre d'idées afin de ne pas les oublier. Nous étions sans contrainte. Nous avions enregistré des couches, mais nous ne sentions pas dans l'obligation de terminer quelque chose. Il s'agissait d'idées, pas de chansons en tant que telles. Ce sont ces bandes qui sont devenues la base de l'album. Ça a donc été une expérience très différente, ce n'est pas comme si nous savions ce que nous allions faire. Nous avons expérimenté avec les instruments qui étaient à notre disposition au studio. Nous nous sommes fait plaisir.
Contrairement aux enregistrements précédents, nous ne nous sommes même pas posés la question de savoir comment jouer ces morceaux en live. D'habitude, nous nous demandions comment répartir les rôles, mais maintenant que nous sommes quatre, Vincent peut jouer de la guitare ou s'occuper des samplers. Je peux jouer de la guitare. Avant nous étions un power trio, l'arrivée de Vincent nous a permis d'essayer d'autres choses.
Vous me coupez l'herbe sous le pied puisque je voulais vous demander justement si ce son renouvelé venait d'une plus grande liberté ou de contraintes que vous vous seriez imposés. L'idée de cette question m'était venue après avoir récemment vu dans un documentaire qu'Einstuerzende Neubauten travaillait parfois en s'imposant de respecter des indications inscrites sur des cartes tirées au hasard.
Franz : C'est ce qu'on appelle de la "musique programme". Tu programmes la manière de jouer.
Bernard : C'est Eno qui utilisait aussi cette méthode.
Franz : En effet ! Eno appelait ça des cartes "stratégie oblique".
Bernard : Il distribuait des cartes sur lesquelles était inscrit par exemple "Oublie tout ce que tu sais de ton instrument !" ou "Pense au repas que tu vas faire ce soir !". A chaque fois, il y a des indications bizzarres comme ça. Il a utilisé cette méthode en studio avec des gens qu'il produisait.
Franz : C'est une méthode à utiliser lorsque les gens sont coincés, créativement parlant, pour les obliger à envisager leur musique sous un autre angle. Ce n'est pas stricto sensu un programme. Mais c'est super intéressant.
Bernard : C'est une méthode que nous n'avons encore jamais expérimentée.
Franz : J'avais amené des cartes à Fribourg, au moment du mixage. Mais on ne les a pas utilisées.
Bernard : (à Franz) Je ne savais pas, je ne les ai même pas vues.
Vous êtes un groupe reconnu pour la qualité de ses prestations scéniques. Je voulais revenir sur quelques concerts que vous avez donnés récemment. A la Cité de la Musique, vous avez consacré une soirée à des reprises de Woodstock. Comment avez-vous choisi les morceaux que vous alliez interpréter ?
Franz : C'était individuel. Chacun de nous a fait des propositions. J'avais fait une démo de "Purple Haze" que j'ai fait écouter au groupe.
Bernard : Moi, je voulais faire "Give me a F. Give me a U..." . Nous avions fait un morceau punk avec ça, que finalement nous n'avons pas gardé. Par contre, nous avions conservé Sly & The Family Stone.
Franz : De mon côté, je voulais faire une reprise punk des Who. (à Bernard) Et je t'avais proposé Santana. On en parlait au téléphone.
Bernard : Oui, mais au départ je ne voulais pas parce qu'il y a un solo de batterie sur lequel je ne peux pas m'aligner. Et Franz m'a botté le cul, il m'a dit "Ecoute, mon gars, ça fait des années que tu nous ennuies avec tes solos de batterie pendant les répétitions. Maintenant tu vas en faire un." (rires) Je suis super fan de Santana.
Franz : Il y a énormément de matière dans Woodstock. Nous avons regardé le dvd ensemble. Chacun a eu l'envie de faire telle ou telle chose. Alors nous avons regardé si ça pouvait coller avec l'ensemble.
Bernard : Il y avait certaines choses qui nous inspiraient plus, l'un ou l'autre. Ensuite nous avons trié. Puis nous avons dû aussi choisir les extraits du film qui serviraient pour illustrer le concert. Nous ne pouvions pas faire un spectacle de trois heures où nous projetterions l'intégralité du film. Nous avons donc dû choisir des extraits et les monter ensemble.
Le côté social de certaines chansons entrait-il en ligne de compte dans le choix ?
Franz : Woodstock est de toute façon, dans son ensemble, un évènement social. Nous avons conservé en image des moments du festival qui ne sont pas des extraits de concert. Nous voulions aussi montrer la liberté de ces gens. Montrer le décalage entre ces gens qui se réunissaient pour fumer des pétards, alors que lorsque tu sortais de la Cité de la Musique, chacun était dans son coin en train de fumer sa clope. Ce spectacle était une commande de la ville de Genève pour la fête de la musique 2005. Ils nous avaient demandé de choisir un film et de l'illustrer musicalement. Lorsque nous leur avons proposé Woodstock, ils ont pensé que nous étions tarés mais ont néanmoins accepté le projet.
C'était en 2005, c'est-à-dire deux ans après l'invasion de l'Irak. Nous voulions faire le parallèle entre cette guerre et la guerre du Vietnam. Nous nous interrogions sur la manière dont les jeunes générations réagissaient face à cet évènement qui présentait des similitudes avec ce qui s'était passé à la fin des années 60. Il y avait donc, pour nous, une dimension sociale dans ce projet. Mais puisque la musique restait notre priorité, nous préférions suggérer plutôt que mettre cet aspect en avant. En un certain sens, il y a une forme de boucle avec ce que nous souhaitions exprimer aujourd'hui avec Everybody knows.
Est-ce le projet Woodstock qui vous a ensuite donné envie de continuer sur un album acoustique ?
Franz : L'acoustique était une envie que nous avions. Certes, ça s'est enchaîné mais ça a plutôt été un concours de circonstances. On nous l'a proposé pour la sortie d'un magazine consacré aux Gods. Nous avons donc réarrangé d'anciens morceaux alors qu'au départ nous avions plutôt à l'esprit d'écrire de nouveaux morceaux. C'est difficile à dire maintenant, mais sans l'album Knock On Wood, peut-être notre nouvel album aurait-il été plus acoustique. Mais après Knock On Wood, nous voulions être de nouveau ouvert à toute forme de sons.
Bernard : Le projet Woodstock n'a pas été le déclencheur qui nous a ensuite orienté vers un album acoustique. Cependant, c'est lorsque que nous travaillions sur Woodstock que Vincent nous a rejoints. Il est d'abord venu en invité pour le projet Woodstock parce que nous avions besoin d'un autre percussionniste, mais nous avons eu l'impression que quelque chose de fort se passait entre nous au niveau musical. Quand le projet acoustique a commencé à prendre forme, nous avons proposé à Vincent de continuer cette collaboration. Et aujourd'hui, il est encore là.
Je suis étonné de ne pas voir votre travail accompagner plus souvent des oeuvres graphiques, comme des films ou des jeux vidéo. Il y a pourtant un aspect théâtral à votre musique.
Franz : Moi, j'ai beaucoup travaillé pour la danse contemporaine avec le chorégraphe Gilles Jobin. Sinon, nous avons aussi fait quelques musiques de film. Il y a aussi eu des installations. Artificial Clouds est devenu une installation sonore. Mais c'est vrai que notre activité est plus liée au live.
Bernard : Après Artificial Clouds, nous sommes partis en tournée avec Jeremy Narby. Il donnait une conférence sur les rapports entre l'animisme et les sciences modernes que nous illustrions soniquement.
Franz : Nous cherchons à collaborer avec d'autres formes d'expression. Mais je ne qualifierais pas notre musique de théâtrale. Je préfère la qualifier de cinématographique parce qu'elle suggère des images. C'est peut-être aussi la raison pour laquelle il n'est pas nécessaire d'en rajouter au niveau de l'image puisqu'elles sont déjà dans les sons.
En dernière question, j'aimerais que vous me disiez comment vous définissez vos rapports avec le public. Avec vos différents projets, ne craignez-vous pas de désarçonner votre public ?
Franz : Il y a certes une prise de risques, mais il n'y a qu'au Centre Culturel Suisse de Paris où nous allons passer une semaine pour présenter les différents aspects de notre travail. Ce sont des projets que nous avons menés à différentes périodes de notre carrière et que nous réunissons à l'occasion du vingt-cinquième anniversaire à la fois des Young Gods et du Centre Culturel Suisse.
Cependant, nous tournons peu avec ce genre de concepts car ils sont très difficiles à expliquer à des promoteurs. Nous essayons d'annoncer précisément ce qui va se passer afin que le public ne s'y perde pas, mais dernièrement nous avons resserré le cadre autour du dernier album. Nous avons la chance d'avoir un public très ouvert d'esprit, avec des goûts éclectiques, qui viennent parfois du métal, des mouvements goths ou électro. Les Young Gods existent maintenant depuis vingt-cinq ans, nous sommes conscients que des gens nous suivent. C'est à nous de les emmener ailleurs, de les surprendre et de ne pas rester sur nos acquis.
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