"S’il est une chose certaine, c’est qu’aujourd’hui personne n’a mauvais goût ; pire encore, jamais personne n’avouera avoir mauvais goût, serait-ce pour s’en vanter. En faire l’éloge est une provocation imbécile, un caprice puéril, celui qui prend ce risque sombrera dans le ridicule" (cf p109).
Mais que va donc faire Frédéric Roux dans cette galère ? Entreprendre un Eloge du mauvais goût, c’est à coup sûr rater son lectorat. Qui lira cet éloge s’il n’a pas une forte tendance au masochisme ? C’est bien connu, le mauvais goût est toujours celui des autres. On ne peut pas reconnaître que l’on a mauvais goût, au mieux dirons nous que nous n’avons pas de goût, manière finalement de dire que le goût n’existe pas en soi ; en s’en désintéressant, on le nie, mais on ne va pas jusqu’à affirmer l’existence d’un autre ordre du goût qui ne serait pas celui promu par une norme dominante (on l’appellera la mode). Le mauvais goût est dans son essence défini par une tension avec le bon goût. Le bon goût cherche par tous les moyens à s’en tenir à distance et va édicter les normes esthétiques auxquelles il ne faut pas déroger sous peine de déchoir. On peut finalement dire que le premier n’existe que par réaction au second qu’il va identifier et exclure dans un même mouvement. Les deux termes en présence se tiennent l’un l’autre. C’est un jeu dynamique qui ne peut parvenir à un point d’équilibre : "Fixer un goût, c’est le tuer." (cf p80).
Mais les tensions peuvent sembler se renverser : le mauvais goût d’un temps peut devenir bon goût d’un autre. Dans ce passage toutefois il ne faudra pas voir une promotion du mauvais goût comme tel. Ce phénomène de renversement, c’est l’émergence du kitsch. Le kitsch est un bon goût de second degré : on n’aime pas des objets pour eux-mêmes, mais on aime revendiquer une attitude de détachement par rapport aux personnes qui se laissent prendre au piège d’une appréciation esthétique immédiate. Ces objets ne nous plaisent pas parce qu’ils sont beaux, ils nous plaisent parce qu’ils sont kitchs.
Frédéric Roux n’aime pas le bon goût. Allons jusqu’à dire qu’il l’exècre. Il y a quelque chose de bien trop policé dans cette manière de prétendre être du côté du "bon". La norme du bon goût n’est pas simplement esthétique, elle est sociologique (l’étude de Bourdieu sur les critères de "distinction" l’ont mis en évidence, pas étonnant d’ailleurs que l’auteur lie la pratique contemporaine de la sociologie à la société de consommation), mais surtout politique : "le bon goût est toujours du côté de l’ordre et de l’obéissance et j’avoue avoir, depuis tout petit, un problème avec ces notions."
Le danger que court ce type de livre est de devenir eux-mêmes de bon ton ; que l’on puisse en parler dans les fins de soirées décrites par l’auteur où chacun essaie de parader en agitant son "bon goût" sous le nez de tous. On ne sait donc trop que souhaiter à Frédéric Roux : que son livre reste un objet de résistance minoritaire (ce qui serait parfaitement cohérent avec son projet), ou qu’il connaisse le succès (mais il porterait alors le kitsch à son paroxysme). |