Comédie dramatique d'après le roman éponyme de Dino Buzzati, mise en scène de Christian Suarez, avec Xavier Jaillard et Fabien Heller.
Une loi désormais bien établie affirme qu’on ne fait pas de bonnes pièces ou de bons films en adaptant des chefs d’oeuvre de la littérature ou en transposant sur scène ou à l’écran l’univers des grands auteurs. Xavier Jaillard ne s’est jamais résolu à accepter cette loi.
Au contraire,son plaisir est de la contester en donnant chair et os sur la scène de son Petit Hébertot à de belles pages littéraires. Après Camus, Romain Gary ou Jules Renard, c’est aujourd’hui au tour de Dino Buzzati de bénéficier de ses soins attentifs pour prendre une belle forme théâtrale.
En 2009, il s’était déjà attaqué avec succès à la transposition d’un recueil de nouvelles du romancier italien, "Le K". Cette fois-ci, c’est à son ouvrage majeur, "Le désert des Tartares" qu’il donne vie.
Ceux qui connaissent ce roman seront intrigués de la gageure que s’est imposée Xavier Jaillard : faire exister sur scène un texte dans lequel il ne se passe rien sauf le temps qui passe. Pour cela, Jaillard a choisi la subtilité de l’évidence : il incarne un récitant qui suit Giovanni Drogo de son arrivée au Fort Bastiani à son départ vers d’autres cieux.
Quand le jeune lieutenant rêvant de gloire dialogue avec un autre militaire, déjà résigné à une vaine et éternelle attente, le récitant devient alors cet interlocuteur.
Tout ici profite de l’économie de moyens : deux acteurs pour symboliser la morne vie de cette garnison oubliée au bout d’une frontière sans enjeu, une toile peinte matérialisant sans l’abolir le fantasme d’un désert d’où jailliront peut-être les Tartares, des jeux de lumières et d’ombre captant le mystère d’une vie perdue, quelques éclats musicaux pour saisir la tristesse de cette existence banale.
La mise en scène de Christian Suarez porte l’écho de cette simplicité mais rend crédible un monde où il suffit de monter une marche pour être sur les remparts d’un fort dominant un horizon sans fin. Ce qui pourrait n’être qu’astuce ou artifice prend sens, grâce à l’humanité de l’écriture de Xavier Jaillard qui tire des mots de Buzzati toute leur intime poésie.
Il est bien secondé par le travail d’orfèvre de Jacques Rouveyrollis, le maître incontesté de la lumière théâtrale. Avec lui, la frêle silhouette du Lieutenant Drogo esquisse vraiment sa tragédie. On dirait l’aviateur du Petit Prince redessiné par Hugo Pratt, l’auteur de Corto Maltese.
Fabien Heller, débutant d’avenir, a la fureur d’un jeune premier exalté, une voix pleine de reproches à lui-même. Son Drogo n’est pas un héros, simplement un pauvre rêveur qui s’est trompé de rêves.
On n’oubliera pas de contempler le beau décor de Jean-Pierre Logerais qui, en quelques traits elliptiques, construit son Fort Bastiani, ni d’entendre les notes de Fred Jaillard empruntes d’une étrange nostalgie.
Le pari de Xavier Jaillard est donc réussi : il a traduit sans le trahir le chef d’oeuvre de Buzzati. Sans doute, a-t-il atténué la froideur glaciale du roman en parvenant à rendre émouvant le personnage de Drogo. Mais, franchement, qui lui en voudra ? |