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puce Bertrand Betsch - Seconde partie
Interview  (Par mail)  janvier 2012

Résumé de l’épisode précédent : dans la première partie de cette interview, Bertrand Betsch évoquait la rupture avec sa maison de disque et le lancement, dans la foulée, de son propre label (03h50). Après la publication d’un album d’inédits numérique (Je Vais Au Silence), il a sorti il y a quelques mois son véritable nouveau disque "physique", Le Temps Qu’il Faut. Galvanisé par cette indépendance, il tourne (le 4 mars prochain à Paris au Ciné 13), publie un single électro-pop téléchargeable (Au Top et Les Indignés, stigmatisant la déliquescence du monde en général et de l’industrie du disque en particulier). Via sa souscription KissKissBankBank, il a d’ores et déjà récolté assez d’argent pour envisager son prochain projet : un double album qui devrait sortir en 2012.

Votre dernier album, Le Temps Qu’il Faut, a été enregistré il y a plusieurs années, mais était resté bloqué à cause d’un différend avec votre maison de disque (PIAS). Cela avait déjà été le cas pour Pas de Bras Pas De Chocolat, qui avait mis beaucoup de temps à sortir. Est-ce que vous profitez de ces années de "vacance" forcée pour peaufiner vos enregistrements ? Pourquoi votre musique nous parvient-elle toujours en différé ?

Bertrand Betsch : Chaque album a son histoire qui pourrait faire l’objet de tout un roman. Pour ce qui est du Temps Qu’il Faut, l’album est resté en l’état depuis début 2008. Du moins en ce qui concerne les enregistrements. Mais il faut considérer qu’il y a eu un travail de mixage assez long et important réalisé par mon ingénieur du son scène, Benoît Destriau. Benoît est un ami proche avec lequel je travaille régulièrement depuis une demi-douzaine d’années. Il s’est beaucoup investi dans le projet et m’a toujours offert un soutien sans faille. C’est le seul à y avoir cru depuis le départ jusqu’à l’arrivée. Je ne peux pas en dire autant de mes autres partenaires au sein du milieu musical… C’est d’ailleurs un des rares amis parisiens que j’ai gardés depuis ma migration vers le Sud-Ouest. L’album aurait donc pu s’intituler "Le Temps qu’il Faut pour sortir un disque…". Ma vie est combat permanent. Pour défendre mon travail et le voir publié.

Jadis, vous disiez vouloir faire chaque fois un album "contre le précédent". En quoi Le Temps Qu’il Faut prend-il le contre-pied de La Chaleur Humaine, selon vous ? Dans l’interview Froggy’s Delight de 2007, vous parliez d’un disque "très écrit, plus ambitieux sur le plan des thèmes et de l’écriture". Avec le recul, Le Temps Qu’il Faut vous paraît-il répondre à ce programme ?

Bertrand Betsch : En fait il ne s’agit pas de faire un album "contre le précédent". Il se trouve juste que ma manière de faire des chansons évolue très naturellement au fil du temps. Cela a à voir avec l’état dans lequel je me sens, les expériences traversées et mes envies en tant qu’auteur, musicien et arrangeur. A cela s’ajoutent les conditions techniques. Le premier album était écrit dans une langue un peu précieuse (je sortais de mes études de Lettres modernes) ; les chansons étaient très fraîches et très riches mélodiquement ; le choix se portait sur une centaine de chansons en magasin. L’album a été enregistré en plusieurs fois en studio et à la maison. D’où son aspect très varié.

Le deuxième album était un album où j’avais carte blanche. Je l’ai fait dans l’urgence. Je traversais des choses très douloureuses sur un plan intime. D’où le caractère très "barré", brut, extrême et sans concession du disque. Je l’ai enregistré sur un petit magnétophone 8 pistes à la maison, je l’ai mixé moi-même, j’ai eu l’idée de la pochette, j’ai joué tous les instruments. La seule chose que je n’ai pas faite, c’est le mastering et c’est la seule chose ratée de l’album. C’est l’album qui me ressemble le plus (ce qui est paradoxal car il y a pas mal de reprises), celui dont je suis le plus fier et que je réécoute le plus souvent. C’est l’album que j’ai toujours rêvé d’entendre, un album très radical et remuant. Je le considère comme un chef-d’œuvre, en toute immodestie.

Le troisième album (Pas de bras pas de chocolat), à l’inverse, est un projet pluriel. Je l’ai réalisé en duo avec Hervé Le Dorlot. Nous avons commencé à y travailler en décembre 1997 sur l’île de Berder dans le golfe du Morbihan dans un village vacances désert. Ce fut un projet au long cours. Très ambitieux. Nous y avons travaillé pendant 7 ans (avec de multiples pauses pour laisser reposer les morceaux ou par lassitude). En tout, une cinquantaine de morceaux ont été envisagés. Chaque morceau retenu sur la version finale a fait l’objet de cinq ou six versions différentes. Pas mal de musiciens et d’ingé sons/producteurs ont travaillé dessus. Ce fut donc un travail d’équipe mais surtout un travail de dingue qui m’a laissé complètement exsangue. Je me suis juré de ne plus jamais travailler comme ça et d’aller vers beaucoup plus de spontanéité.

La Chaleur Humaine s’est fait au contraire dans la douceur et la facilité. Je voulais des chansons brèves, des textes concis dans une langue très directe. Tout a été enregistré à la maison puis mixé par Gilles Martin dans la joie et la bonne humeur. Pour la première fois, Nathalie Guilmot chantait sur quelques titres ce qui apportait un peu de fraîcheur à l’ensemble. C’est aussi un album qui à la réécoute me touche énormément. Les textes sont à fleur de peau et je m’y dévoile tel que je suis : vulnérable.

L’album Je Vais Au Silence n’a quant à lui pas d’histoire. Il s’agit d’un recueil de chansons enregistrées à différentes époques et qui n’avaient encore trouvé leur place sur aucun album. Ce sont des enregistrements "maison", presque des maquettes. Il n’y pas de travail d’arrangement, de production, ni de mixage. C’est du "brut". Pour autant ce ne sont pas des rogatons. Je n’ai pas jeté une seule chanson depuis au moins quinze ans et toutes ont pour moi une valeur égale.

Pour ce qui est du Temps Qu’il Faut, je voulais un album thématique. Le temps dans toutes ses déclinaisons s’est très vite imposé. Le temps qui passe, le temps passé, le temps de vivre, le temps de mourir, l’avenir, ce qui reste, ce qui disparaît à jamais, ce qui reste à accomplir, ce qui se passe ici et maintenant. Le retour à une langue plus ciselée et plus poétique s’est fait naturellement. Après avoir écrit Au Cinéma (sans doute ce que je pouvais faire de plus concis et de plus minimal), il était temps de revenir aux métaphores et à la poésie. Je suis particulièrement satisfait de "Tout est pardonné", un texte écrit à l’aveugle, en écriture spontanée, et à l’arrivée très riche, plein de possibles et avec une forte valeur poétique ajoutée. J’ai enregistré cet album tout seul à la maison sur un seize pistes, à l’exception de trois ou quatre titres enregistrés sur Pro Tools. Musicalement c’est assez minimal. Pas forcément par volonté mais parce que les morceaux en eux-mêmes appelaient ce genre de traitement. Leur charge poétique fait qu’il n’était pas la peine d’en faire des tonnes derrière.

Depuis cet album je me suis beaucoup investi dans les arrangements, la production et les moyens qu’offrent la MAO. Le mixage d’un prochain double album intitulé La Nuit Nous Appartient a débuté. C’est Marc Denis, mon nouveau guitariste et ingénieur du son rencontré à Toulouse qui s’en charge. Là, c’en est fini du minimalisme. Beaucoup de titres seront très rythmés, il y aura des tonnes de samples rythmiques et de guitares saturées ; des mélodies enlevées et un côté électro-pop, avec toutefois quelques respirations sous forme de ballades mélancoliques.

Parmi les chansons du Temps Qu’il Faut, "Le Soir" figurait déjà dans vos concerts en 2005, et je me souviens avoir entendu une première mouture de "La Voix du Vent" à la radio en 2007… Y a-t-il des titres encore plus anciens ? Quel est le morceau qui, un jour, a donné le "la" de l’album ? Pouvez-vous nous en dire plus sur ce concept temporel qui sous-tend les chansons du disque ?

Bertrand Betsch : Le titre le plus ancien est "Le soir", composé en 1997 mais dans une version très différente de l’album. "Un Peu de Bruit" doit dater d’il y a une dizaine d’années (l’enregistrement n’a pas été retouché). Les autres titres datent de fin 2006-début 2008. Les derniers titres composés sont "Avance Encore" et "Tout est pardonné".  Je me souviens avoir acheté un ukulélé à Bruxelles un matin de janvier, être rentré à l’appartement et avoir écrit, composé, arrangé et enregistré "Tout est pardonné" dans l’après-midi…

C’est le titre "Le temps qu’il faut" qui donne le "la" à l’album. Y figure cette phrase qui est, à mon sens, programmatique : "Le temps qu’il faut pour faire un homme / Puis l’effacer d’un coup de gomme". Un homme se fabrique au fil du temps. Il n’est jamais fini. C’est comme un gigantesque puzzle qui fait partie de l’humanité et ne sera jamais achevé. On met du temps à trouver son identité, si tant est qu’on la trouve. Nous sommes toujours en cours, jamais fini, chaque jour on s’enrichit de quelque chose, chaque jour on perd une part de soi, comme des peaux mortes. La vie n’est qu’un flux dans lequel on se fraie un chemin, cahin-caha. Nous participons de… mais sommes-nous seulement autre chose qu’une partie d’un grand tout ?

Le temps fixe les bornes de l’existence. On sait qu’il y a un début et une fin. Entre la naissance et la mort nous franchissons des étapes. Nous avançons sur un fil ténu. Un pas de côté et nous versons dans les limbes. La mort n’est pas un "après". Elle est un "pendant". La vie et la mort sont contiguës. Ce sont deux lignes parallèles. Chaque moment de vie et aussi un moment de mort. Chaque minute qui passe chasse derrière elle les minutes qui l’ont précédées. Chaque seconde est une molécule qui vient remplacer une autre molécule. Le temps doit s’envisager essentiellement comme une sorte de délitement continu et comme une chose totalement inaccessible. Ce qui est passé est passé et nous ne pouvons y accéder. Le présent nous file entre les doigts continuellement. A peine advenu, il appartient déjà au passé. Quant au futur, n’étant pas encore advenu, il n’existe pas en tant que tel, il n’est qu’une projection mentale, bref, un phantasme, une chimère… Nous avons les mesures du temps mais le temps en lui-même n’est qu’un concept. Le temps est relatif. Il ne se suffit pas à lui-même. Nous sommes présentement dépassé par les événements d’un avenir hypothétique…

Je trouve les chansons du dernier album très "généralisantes", avec des textes plus axés sur les grands sentiments humains que sur la singularité (le "je" y est moins fréquent que d’habitude), plus ouvert sur le monde (le "tu" est souvent employé). La quotidienneté y est moins présente et vous chantez des choses plus universelles, me semble-t-il. Êtes-vous d’accord avec ce sentiment ? Etait-ce voulu ? Ou était-ce fait sans préméditation ?

Bertrand Betsch : Cette remarque est juste. Je pense qu’en prenant de la bouteille on a un regard plus détaché sur le monde et sur sa propre histoire. Ou peut-être inscrivons-nous plus facilement ce que l’on vit dans le cours de l’histoire de l’humanité ? Le but est bien sûr d’écrire des choses qui parlent au plus grand nombre sans pour autant renoncer à sa singularité.

Dans vos nouvelles chansons, la mélancolie est encore présente, mais elle dépasse la neurasthénie pour chercher la beauté au-delà de la peine. Cette "positive attitude" me semble nouvelle chez vous. Est-ce que vous êtes plus apaisé qu’auparavant ? Et pour pousser un peu le bouchon : êtes-vous apaisé, ou juste résigné à l’état du monde ?

Bertrand Betsch : Je ne suis ni apaisé ni résigné. Il y a une faille en moi qui ne se comblera jamais. Cela conjugué à une perception du monde plus aiguisée et plus compassionnelle en regard de ce que les autres peuvent vivre de douloureux. D’une certaine façon il y a un point de jonction entre ma propre vulnérabilité et l’état de délabrement de la société dans laquelle nous vivons.

Je pense qu’une des fonctions de l’artiste est de pointer le doigt sur ce qui fait mal sur le plan à la fois de l’intime et du général. Une de ses autres fonctions est de sublimer la laideur du monde et des sentiments qu’il nous inspire. Faire du beau avec du laid en quelque sorte.

Avec cet album, plus particulièrement, j’ai voulu créer quelque chose de doux et de calme. Peut-être parce que j’ai besoin de ça : de douceur, de tendresse, d’harmonie… Il y est donc question du monde qui va mal ("Comme Le Monde Va", "Les Figurants") mais aussi des quelques moyens que nous avons de nous protéger des agressions de l’extérieur, à savoir l’amour des siens et de son prochain. Il y a à la fois l’évocation de la finitude ("Le temps qui passe et qui repasse / Nous raccourcit quoi que l’on fasse") et cette soif d’amour qui nous prolonge malgré tout ("On s’empiffrera de baisers / Même si le temps nous est compté"). Oui la vie est rude mais les sentiments qui nous lient sont plus forts que tout. Chanter est pour moi une façon de se donner du courage malgré l’adversité : "Avance, avance, même s’il n’y a rien à voir, avance, avance, même s’il est trop tard, avance, avance, avance encore…".

Paradoxalement, si le thème global de cet album est assez ambitieux, je trouve que votre écriture va toujours vers plus de simplicité, devenant de plus en plus évidente : vous travaillez sur des lieux communs pour les rendre universels, comme dans "Se souvenir des belles choses", qui atteint une plénitude rare. Comment conciliez-vous ambition de fond et simplicité de forme ? Est-ce que vous élaguez énormément, ou est-ce que c’est votre propre écriture qui s’est auto-restreinte sans efforts ?

Bertrand Betsch : Cette simplicité est une pente naturelle chez moi. Il y a toujours eu une forme de classicisme dans ma façon de faire. La plupart des auteurs-compositeurs sont à la recherche de la chanson qui restera, qui fera date, qui deviendra un standard. Et je fais partie de ceux-là bien que cette "aspiration" ne soit pas non plus mon but premier. Je fais bien souvent les choses de façon inconsciente. Je crois beaucoup en l’inspiration et peu au travail. Si c’est laborieux alors cela ne m’intéresse pas. Tout doit couler de source : la musique comme le texte. D’où une forme de dépouillement dans mes chansons. Rien de sinueux. Une ligne claire, une ligne droite.

"Se souvenir des belles choses" illustre assez bien ce processus. Trois accords répétés à l’infini accompagnés d’une rythmique lancinante, le recours à l’anaphore, une mélodie de chant simple, un thème universel… Bref une chanson qui va à l’essentiel pour parler de l’essentiel : le rejet de ce qui nous entrave et la célébration de ce qu’il y a de beau dans l’humain… Pour cette chanson j’ai d’abord posé la musique et les mots sont venus s’y glisser comme une sorte d’évidence. C’est comme si ce thème musical appelait ces mots-là. La jonction fut naturelle, fluide, évidente. Il suffisait de partir de cette locution ("se souvenir des belles choses") pour que le texte en découle, comme un oiseau déploie ses ailes.

Il est plusieurs fois question de l’enfance dans cet album, sans les aspects cyniques ou cruels ("Petits Mammifères", "Berceuse Pour Un Bébé Mort") des albums précédents, mais chaque fois liée à une grande douceur, une vision inquiète mais tendre sur l’avenir. Je crois savoir que vous n’avez pas d’enfant vous-même, donc : quel genre d’enfant étiez-vous ? Est-ce que vous considérez l’enfance comme un paradis perdu, pour l’évoquer avec tant de beauté ? Y a-t-il quelque chose, pendant votre enfance, qui a décidé de votre vocation ?

Bertrand Betsch : L’enfance est l’état relativement insouciant qui précède l’age adulte auquel correspond l’état anxieux. En cela il est précieux. J’étais un enfant extrêmement rêveur. Je vivais dans une sorte de bulle que je m’étais créée et à l’intérieur de laquelle personne ne pouvait pénétrer. J’avais une faculté à évoluer dans un monde parallèle assez incroyable. Je ne laissais au principe de réalité que très peu de place. Je me tenais toujours à distance du monde extérieur. Je n’avais aucune capacité à me concentrer et à prendre part à quelque chose de collectif. D’où de grandes difficultés scolaires. L’école a toujours été source d’angoisse pour moi. J’y étais totalement réfractaire. Si j’y étais présent physiquement, mon esprit en revanche faisait l’école buissonnière. Appartenant à un milieu social favorisé je n’ai redoublé que deux classes, mais au prix d’un suivi permanent extrascolaire.

L’expression "être dans la lune" n’est pas assez forte pour évoquer mon état psychique d’alors. Je vivais de façon totalement autarcique dans mon imaginaire, lequel était vaste comme une planète. La nuit je rentrais en moi comme on rentre au couvent, avec foi et abandon. La journée je laissais flotter mon esprit par dessus bord. Au moment de l’adolescence la réalité a fini par me rattraper. Elle a fait effraction en moi de manière de plus en plus violente. Le monde était là qui frappait à ma porte et j’avais beau m’arc-bouter, il m’imposait sa présence.  C’est précisément à ce moment-là, c’est-à-dire à l’âge de douze ans que ma vocation m’est apparue : "je serai musicien, chanteur et écrivain". Et depuis jamais ma ligne n’a dévié. J’ai tout fait pour devenir cela, un artiste, avec un entêtement et une persévérance sans faille. Pourquoi cet entêtement ? Parce que ma vie en dépend. Parce que les choses de la vie, si elles ne sont pas transfigurées et sublimées par l’art, me sont insupportables.

Pour en finir avec l’enfance, je citerais le titre d’un livre de Régis Jauffret qui résume l’approche que j’en ai : "L’enfance est un rêve d’enfant".

La conséquence de cet apaisement dont je parlais, c’est que je ne retrouve pas dans ce disque l’un de ces "gestes radicaux" dont vous parsemiez les précédents, et qui leur apportaient un côté parfois spectaculaire… Vous n’avez plus besoin, désormais, de ce genre de chanson-monstre ("Psycho-killer", "Romance", "Tout Vu") ? Etes-vous encore capable d’en écrire et, si oui, pourquoi vous être abstenu pour ce disque-ci ?

Bertrand Betsch : J’ai toujours écrit des chansons-monstres et j’en ai des dizaines en réserve. J’en publierai sans doute encore mais toujours avec parcimonie. Il y a chez moi le souci de ne pas assommer l’auditeur, de ne pas systématiquement le mettre mal à l’aise. Pour cet album, je voulais quelque chose de doux et de caressant. Je porte en moi une grande violence mais aussi une soif d’harmonie, de calme, d’apaisement. L’intranquillité est le régime psychique qui me caractérise le mieux. Cependant j’aspire à plus de sérénité, d’où la tonalité relativement soft de l’album.

Alors oui ce disque est le premier qui ne comprend pas de "geste radical", mais comme on dit : méfiez-vous de l’eau qui dort. Je dois aussi reconnaître que je suis quelqu’un d’assez clivé. D’un côté j’ai toujours rêvé de faire de la variété, d’avoir la carrière d’un Souchon, Balavoine, Yves Simon, voire Michel Berger (qui sont tous des artistes que j’admire). D’un autre côté j’ai toujours été quelqu’un de très tourmenté, de "désolé", de mélancolique et d’agité. Avec l’arrivée de la quarantaine certaines choses se sont décantées et je peux goûter à présent de vrais moments de calme. Je suis moins dans l’autodestruction et cela malgré toutes sortes d’addictions. Avant je marchais sur un fil. J’aurais pu me foutre en l’air à n’importe quel moment. Aujourd’hui je sais que quoi que je fasse, je ne me départirai jamais de cette mélancolie qui est comme une seconde peau. Mais j’ai appris bon an mal an à faire de ma vie quelque chose de constructif. Cela ne s’est pas fait tout seul. Je me suis construit dans la relation à l’autre. Le couple que je formais avec Nathalie Guilmot, bien que bancal, m’a apporté une forme de confiance en ce que je faisais. Le couple que je forme aujourd’hui avec ma femme Audrey m’équilibre et me donne confiance en moi.

Beaucoup d’artistes vouent un culte à l’accident créatif, qui confère une touche d’immédiateté à une chanson : je pense à Christophe faisant de son morceau quasi-improvisé "Elle Dit Elle Dit" un classique… ou à vous, revendiquant l’inspiration-minute pour "Au Cinéma". Y a-t-il un morceau purement spontané sur ce dernier album, aussitôt créé aussitôt enregistré et pas retouché ? Avez-vous le culte de la première prise (celle où l’émotion est censée être la plus nue, pas encore retravaillée) ou aimez-vous au contraire peaufiner inlassablement ?

Bertrand Betsch : Les morceaux de cet album ont été dans l’ensemble enregistrés assez vite et peu ou pas retouchés. "L’inspiration-minute" est très rare. Il s’agit plutôt d’une inspiration qui court sur une journée ou deux. En revanche "l’accident créatif" est toujours présent. Chaque chanson est en fait un accident. La rencontre fortuite entre une mélodie, des mots et un accompagnement. Mon travail n’est pas une recherche mais plutôt une forme d’accomplissement. Je ne fais pas des chansons comme on va à la mine. Je traverse des périodes où je flotte dans une sorte de laisser-vivre et puis tout d’un coup il y a une ampoule qui s’allume dans mon cerveau et je me sens traversé par quelque chose qui me dépasse. Et c’est là que survient l’accident créatif.

Après se pose la question de la mise en forme et là chaque chanson a sa propre histoire. Pour "Un peu de bruit", il y a ce sample et cette guitare saturée qui s’enlacent dans une première étreinte et ces quelques vers qui s’en mêlent très rapidement, puis ce pont bruitiste qui vient casser le morceau en deux. Là c’est vite plié. "Pour une chance", "Avance" et "Comme le monde va", c’est une écriture à deux sous forme de ping-pong lexical, la musique venant après comme on habille une jolie fille. "Le Soir" est une chanson éclair datant des années 90 et re-liftée 10 ans après par Hervé Le Dorlot. Il n’y a pas de recettes. Les choses se font, ont leur propre vie et un jour se figent pour toujours au moment du mastering. Paradoxalement, c’est en se figeant que les chansons accèdent à une sorte de seconde vie à travers leur réception par l’auditeur qui les anime à sa façon. Une chanson a donc deux vies. Celle qui correspond à sa conception et celle qui correspond à son appropriation par le public.

En ce qui concerne l’enregistrement propre il n’y a pas de règle. Tout dépend du niveau de difficulté technique de ce qui est enregistré. Tout peut se faire en une prise ou deux (comme pour la voix de "Un peu de bruit") comme en cent (les arpèges de "Je n’ai pas eu le temps"). Cependant, d’une manière générale, c’est dans les dix premières prises que tout se joue. Après l’intention s’émousse et le jeu ou l’interprétation deviennent mécaniques.

Sur ce disque, comment s’est passée la collaboration avec les deux ou trois autres instrumentistes présents ? Sont-ils arrivés à la toute fin pour peaufiner, ou y a-t-il des arrangements que vous avez pensés ensemble ?

Bertrand Betsch : Dans le cas de "Pour une chance", j’ai fait un enregistrement comportant les éléments de base. Hervé Le Dorlot a travaillé sur cette version originale et a rajouté les ukulélés, les motifs rythmiques et certains motifs mélodiques. Pour "Le soir", j’avais enregistré une première version sur un 4 pistes en 1996 d’une durée d’une minute trente. En 2007 Hervé s’est emparé du morceau et, tout en gardant la ligne mélodique et mes trois accords, l’a complètement réinventé en y mettant sa patte. Le côté très atmosphérique de la version finale vient entièrement de lui. En ce qui concerne "La voix du vent", j’ai enregistré la guitare acoustique et les voix puis Luc Spencer est passé un après-midi chez moi et a improvisé les arrangements, enregistrant tous les claviers en deux heures. Qu’il s’agisse d’Hervé qui fut mon guitariste sur scène de 1997 à 2008, ou Luc qui fut mon claviériste sur scène de 2004 à 2008, je leur ai laissé toute liberté, les deux loustics étant des musiciens et arrangeurs hors pair.

Comment avez-vous écrit avec Nathalie Guilmot ? Quand on est un auteur-compositeur-interprète, est-ce qu’on laisse facilement la place à l’autre pour s’exprimer dans le cadre étroit d’une chanson ? Qu’est-ce que sa sensibilité, différente de la vôtre, a apporté à vos nouvelles chansons, selon vous ? Est-ce que cette "positive attitude" dont je parlais plus haut est liée à sa présence ?

Bertrand Betsch : Ecrire à deux est pour moi très difficile. C’est une violence que je me fais. Car j’aime être entièrement maître du navire. Cependant force m’est de reconnaître que cette collaboration a donné de très beaux fruits. Nathalie m’a apporté sa fraîcheur, une simplicité, une sorte de poésie enfantine qui a beaucoup de charme. Le processus d’écriture à deux s’est à chaque fois déroulé de la même façon, à savoir selon une méthode du type "ping-pong". L’un lance un vers, l’autre l’attrape au vol et en renvoie un autre. De sorte qu’à la fin on ne sait plus trop bien qui a fait quoi. Le tout donne souvent quelque chose de très carré. C’est toujours plus facile de se fixer un cadre prosodique lorsqu’on écrit à deux. Par exemple : des vers octosyllabiques, trois couplets et trois refrains sur "Pour une chance". C’est cette structure qui donne la cohérence à la chanson, qui sans cela pourrait sembler peu homogène et indigeste. D’où le côté très classique des chansons co-écrites. A l’inverse, lorsque j’écris seul je me permets plus de liberté : les pieds varient, les structures aussi, le geste est plus rapide et plus spontané. Le mélange de ces deux formes d’écriture donne une forme d’équilibre à l’album que je trouve assez réussi.

Paradoxalement, alors que le disque semble plutôt apaisé, il a été suivi par une double rupture : avec votre maison de disque, mais aussi avec Nathalie Guilmot (l’album a été enregistré en couple, mais ce n’est plus le cas)… Allez-vous retravailler avec Nathalie Guilmot ? Que deviennent les chansons enregistrées pour son projet solo (j’en ai entendu deux, "Insomnie" et "Le Manteau Rose", très réussies). Votre label a-t-il vocation à soutenir aussi d’autres artistes qui vous sont proches ?

Bertrand Betsch : La rupture avec Nathalie s’est faite en douceur. L’amitié a remplacé l’amour. Notre relation devenait vers la fin très lacanienne : demander à l’autre ce qu’il n’a pas… Je ne sais pas si l’on retravaillera ensemble étant donné la distance géographique qui nous sépare (un millier de kilomètres) et le fait que Nathalie s’est désengagée de la musique pour poursuivre sa voie dans les arts plastiques. Cela étant dit, le double-album La Nuit Nous Appartient, dont le mixage vient de commencer, comportera de nombreux duos que nous avons composés et enregistrés ensemble en 2009, soit un an avant notre rupture.

Son projet solo restera sans doute lettre morte. Les maquettes n’étaient que des essais assez inaboutis. Même s’il y avait dans le lot deux ou trois très belles chansons. Au-delà, notre label a effectivement pour ambition de développer d’autres artistes, pas forcément proches mais en tous cas talentueux. Je suis depuis quelques mois le travail de Jérémie Kiefer. J’ai arrangé certains des morceaux de son premier album solo et je fais ce que je peux pour l’aider à faire aboutir son projet. Les moyens malheureusement nous manquent mais il y a une multitude d’artistes que j’aimerais signer sur le label. Je me souviens que dans les années 90 lorsque j’étais chez Lithium, Vincent Chauvier me soutenait qu’il ne croyait pas à l’idée qu’un artiste de talent puisse passer entre les mailles des filets des maisons de disques. Il avait sans doute raison. Il faut dire que le niveau en France à l’époque était calamiteux. Aujourd’hui il y a pléthore d’artistes extrêmement doués qui sont dans la nature, sans label, sans personne pour les accompagner, les soutenir, les produire et cela m’est insupportable.

Il n’y a aucune mention de lieu sur le CD : je suppose que vous avez fait tout l’album sur home-studio… Est-ce que le fait d’enregistrer "à la maison" vous plait ? Avez-vous la nostalgie de l’enregistrement en studio ?

Bertrand Betsch : J’ai toujours eu horreur du studio. Le fait d’avoir un temps imparti, de devoir être efficace, de savoir que chaque minute coûte de l’argent me cause un stress qui me paralyse. J’ai toujours préféré enregistrer à la maison. J’ai commencé par enregistrer sur 4 pistes, puis sur un 8 pistes puis sur un 16 pistes et depuis 2008 j’enregistre sur mon ordi via Pro Tools. Autant la phase d’écriture est rapide, autant j’aime pouvoir prendre mon temps pour enregistrer les morceaux. Essayer des trucs. Laisser reposer. Y revenir. Etant un multi-instrumentiste assez limité, je me donne le droit à l’erreur. L’enregistrement d’un morceau peut me prendre une journée comme cela peut me prendre 4 ou 5 jours.

Il y a des artistes qui aiment bien travailler dans l’urgence ou qui répètent comme des malades en groupe pour pouvoir être prêts au moment d’entrer en studio. Ce n’est pas mon cas. J’aime travailler à mon rythme, poser brique par brique. Je me souviens que l’enregistrement du premier album en studio fut très éprouvant car je jouais pratiquement toutes les parties. Si j’avais un groupe cela changerait bien sûr la donne mais je n’ai jamais pu me résoudre à en fonder un. Evoluer en groupe, c’est bénéficier de l’inspiration de chacun, mais c’est aussi perdre un temps fou en tergiversations et négociations. Mon maître absolu reste Manset qui a toujours plus ou moins travaillé en solo ou en dictateur. Or je n’ai pas l’âme d’un dictateur, donc je préfère faire le maximum de choses moi-même.

Depuis votre "déclaration d’indépendance", vous avez été (encore) moins diffusé qu’avant… mais paradoxalement, vous avez sorti en quelques mois énormément de choses (deux albums, un single). Est-ce une fuite en avant ou une libération ? Combien vous faut-il vendre pour être viable économiquement ?

Bertrand Betsch : Fonder mon label a correspondu à mon vœu le plus cher, à savoir publier un album par an. Je l’ai déjà dit, j’écris et compose en moyenne l’équivalent d’un album par an depuis quinze ans. D’où une grande frustration accumulée depuis mes débuts. Le fait d’avoir dû changer souvent de maisons de disques, de n’avoir pas pu imprimer le rythme que je voulais à ma carrière m’a toujours énormément pesé. Désormais je suis libre de mes mouvements et peux agir à ma guise. Le Temps Qu’il Faut a été produit à minima de sorte que nous atteindrons le point mort à 600 unités vendues ce qui n’est pas encore acquis.

Votre situation de rupture avec le système des maisons de disque semble donner un tour plus âpre à vos chansons : j’ai entendu les deux dernières mises en ligne, et vous n’aviez peut-être jamais rien fait d’aussi rentre-dedans – voire d’aussi dansant, puisque vous singez les tics électro-pop des boîtes de nuit sur "Au Top". Comment en êtes-vous venu à écrire ces nouvelles chansons ? Elles ont l’air nées d’un ras-le-bol…

Bertrand Betsch : Ces deux chansons, "Au Top" et "Les indignés (ça va péter)", sont tout à fait à part dans ma discographie. C’est pourquoi je les ai publiées séparément. Elles ont été faites en réaction. "Au Top" a été écrite et enregistrée en une matinée suite au refus des radios de passer mon single "Pour une chance". Je pensais naïvement que ce titre était un single en or et je l’avais produit en ce sens. Pour endiguer ma colère devant ce refus j’ai écrit "Au Top", à savoir une chanson aux paroles un peu débiles (quoique drôles) sur un rythme techno et entraînant mais sans pour autant renoncer à y mettre beaucoup de malice et de qualité. Par ailleurs, ce titre correspond à un aspect de ma personnalité que j’ai rarement exploité dans mes chansons, c’est-à-dire mon goût pour la dérision et mon côté déconneur qui tuerait sa mère pour un bon mot. Il faut ajouter à ces considérations le fait que depuis quelques temps j’éprouve l’envie d’enregistrer un album électro. Là aussi, en réaction : il s’agirait d’un album qui s’inscrirait contre le mouvement électro dominant en France incarné par ce que l’on appelle la "french touch". Je voudrais prouver qu’on peut faire de l’électro efficace avec de vraies mélodies, de vrais textes, et non pas seulement du "son" avec trois mots répétés jusqu’à l’écoeurement.

Pour ce qui est des "Indignés", il s’agit d’une chanson ouvertement politique qui entre en résonance avec l’actualité ("Les figurants" est aussi une chanson politique mais dans un registre plus général). J’ai suivi comme tout le monde le printemps arabe en deux temps : la joie de voir des peuples jusqu’alors très soumis se libérer de leur joug ; la tristesse de voir ces mêmes peuples faire tomber les tyrans pour élire ensuite des dirigeants islamistes dont le credo est la charia. Je crois que j’en ai pleuré de rage. Puis j’ai eu une longue discussion avec mon meilleur ami qui m’a fait valoir, avec beaucoup de justesse, le fait que le modèle capitaliste occidental complètement décadent ne vaut sans doute pas mieux que l’Islam. D’ou ces vers qui concluent le troisième couplet de ma chanson : "Entre valeurs boursières et chapelets de prières / On peut se demander qui sont les plus tarés".

Le texte de "Au Top" est dur, à la fois envers le milieu musical et envers vous-même… Je suis surpris que vous revendiquiez, même pour rire, cette étiquette de "loser". Est-ce que vous ne tendez pas les verges pour vous faire battre, là ?

Bertrand Betsch : A mon sens, ce statut de "loser" est revendiqué avec humour et renvoie à la phrase de "Les mots ont leur importance" (album Pas de Bras Pas de Chocolat) : "Je suis peut-être un raté mais ce ratage est réussi". Toute ma vie j’ai été en échec. Tout d’abord en échec scolaire : j’ai doublé plusieurs classes et ai été durablement traumatisé par l’école. Puis en échec amoureux : je n’ai jamais plu aux filles et ai essuyé des ruptures amoureuses qui m’ont laissé longtemps exsangue. Puis en échec professionnel : mon talent d’auteur-compositeur a toujours été reconnu par une minorité de gens avisés mais je n’ai jamais eu le moindre succès. Alors oui, il y a des moments où je me sens légitimement être un perdant. Cependant si je suis un perdant, je revendique le fait d’être un perdant magnifique. Ce statut de loser je le revendique donc avec une certaine ironie. Car dans le même temps j’ai la prétention d’avoir réussi au-delà de toute espérance à me hisser au niveau des meilleurs auteurs-compositeurs-interprètes de ma génération.

Est-ce que le côté prosaïque et actuel des paroles de vos deux nouvelles chansons est une réaction au caractère très général des textes du Temps qu’il Faut ? Cela vous manquait, cette prise directe sur le quotidien ?

Bertrand Betsch : Le côté très cash voire cru des paroles de ces deux chansons est quelque chose de très réjouissant. J’ai beau aimer profondément la poésie j’ai besoin aussi parfois de me lâcher (un peu à la manière d’un rappeur) et "d’envoyer le bois". Idéalement j’aimerais pouvoir me servir de tous les types de discours, de tous les niveaux de langage. A mes yeux certaines chansons d’un type comme Orelsan valent autant qu’un poème d’Aragon. Je ne fais pas de hiérarchie. L’important, c’est de produire un effet sur l’auditeur et pour cela tous les moyens sont bons.

Je crois qu’il y a des moments où j’ai besoin de prendre de la hauteur et d’aborder les grands sujets telle la finitude et d’autres (et cela est un peu nouveau pour moi) où j’ai besoin d’être plus prosaïque et de parler plus directement du monde dans lequel on vit.

"Les Indignés" est une chanson politique, un commentaire sur la société actuelle. Quels sont les chanteurs que vous trouvez exemplaires en la matière ? Beaucoup d’artistes vomissent ou ironisent sur la chanson engagée. Avez-vous des références en la matière ? Jusqu’où peut-on écrire sur des sujets pareils, aussi triviaux, sans tomber dans le travers simplificateur – une tendance Café du Commerce ?

Bertrand Betsch : Ecrire une chanson "politique" est un exercice à haut risque, j’en conviens. Peu d’artistes y sont parvenus sans sombrer dans le ridicule. "Hexagone" de Renaud me paraît assez réussie. "Et si en plus il n’y a personne" de Souchon est pour moi exemplaire. Faire un tube d’une chanson sur le fait religieux et ses dérives est assez culotté. Souchon est de toute façon un grand modèle pour moi. Il peut faire passer à peu près n’importe quoi dans ses chansons sans jamais être lourdingue. "Le Patriote" de Raphaël est, je trouve, bien envoyé. Mais les plus forts en ce domaine restent Noir Désir et surtout Saez et son album J’accuse, que je trouve extrêmement jouissif tant au niveau des textes que musicalement. Pour ma part, j’ai opté dans "Les Indignés" pour quelque chose d’assez complexe puisque je mélange l’ironie (poussée à l’extrême sur le premier couplet), l’humour, l’émotion (sur les refrains), le constat politique et la colère (en fin de morceau).

Pendant longtemps je me suis désintéressé de la chose politique car jugeant cela trop trivial, voire futile (cf les petites joutes verbales auxquelles se livrent les politiques depuis toujours dans le seul but de se faire remarquer tout en prétendant servir la France). Ce n’est qu’assez récemment que je me suis rendu compte à quel point le fait politique pouvait impacter de manière extrêmement violente et tangible notre quotidien et les mœurs de notre pays. Quand par exemple le racisme ordinaire est relayé par le pouvoir en place donnant lieu à des expulsions massives de personnes démunies. Quand quelques oligarques manipulent les leviers de la finance comme on joue aux osselets plongeant ainsi toute l’Europe dans une crise très profonde. Quand trouver un job, un logement, faire sa vie devient un parcours d’obstacles. Quand survivre plutôt que vivre est pour certains le lot quotidien. Quand l’extrémisme est légitimé par l’Etat. Quand on ne sait plus vraiment qui exerce véritablement le pouvoir. Quand les valeurs boursières se substituent aux valeurs morales, alors là oui, je pense qu’il y a péril en la demeure et que les artistes et intellectuels – en tant qu’âme et conscience d’une société – se doivent de se mobiliser.

Vous prévoyez un double-album pour 2012, et avez lancé une souscription pour financer sa distribution. Quelle sera la direction musicale de ce prochain disque ? Plus rentre-dedans, à l’image du dernier single ?

Bertrand Betsch : J’ai enregistré 22 titres début 2009, seul ou en compagnie de Nathalie Guilmot, ce qui a donné lieu à ce projet de double-album intitulé La Nuit Nous Appartient. D’autres titres enregistrés en 2011 sont venus se greffer à ce projet. Je dois donc maintenant faire un choix de morceaux, pour éviter de me retrouver avec un triple album. Ces choix sont difficiles à faire. Sortir un double album a un coût important, or les ventes du Temps Qu’il Faut n’ont pas généré de profits. A court d’argent nous avons donc trouvé cette solution qui consiste à faire appel à la solidarité participative de mes "fans" via le site de financement de projets KissKissBankBank. L’objectif des 5000 euros a été atteint. Cela va nous permettre de terminer l’album (notamment le financement du mixage) et de fabriquer un objet luxueux en tirage limité (sans doute un millier) à un prix je l’espère raisonnable. Toutes les personnes qui ont versé de l’argent pour le projet se verront gratifiés de contreparties plus ou moins importantes selon la hauteur de leurs dons. Cela va du nom du donateur sur le livret à un concert privé en passant l’acquisition d’un manuscrit, l’écriture d’un texte mis en musique par mes soins, le double album en avant-première, un album d’inédits offert, etc.,  les contreparties étant cumulatives.

Comme je l’ai dit plus haut, le double album sera très rythmé, assez pop-rock, voire électro-pop, avec de temps en temps des ballades guitare/voix mélancoliques. Il y aura peu de plages dépouillées ou minimales mais au contraire beaucoup de morceaux très arrangés et entraînants. Les textes correspondent au versant le plus poétique de mon travail. Donc pas de rapport avec le single "Au Top". L’ensemble sera très mélodique.

Vous parlez souvent de Gérard Manset (notamment dans "Les Indignés") : est-ce que vous oseriez écrire des chansons aussi "littéraires" que les siennes, dans le genre "grande chevauchée avec texte interminable"? Et par extension : que vous inspire le slam ? Pourriez-vous, un jour, faire primer le texte scandé sur la mélodie? Ou est-ce que la forme couplet-refrain et nombre de pieds régulier est une contrainte qui vous épanouit ?

Bertrand Betsch : Je ne me sens pas assujetti à la forme couplet/refrain et aux règles de la prosodie (et cela même si j'aime bien évoluer dans un cadre classique). J'ai d'ailleurs mis en musique des extraits d'un texte littéraire que j'avais publié l'année dernière sur  mon blog (Chroniques Terriennes). Le résultat était probant dans un style parlé/chanté dans la lignée de Diabologum et consorts. Je pensais mettre ce morceau de 28 minutes en ligne cette année. Malheureusement le disque dur de mon ordinateur a crashé et je n'ai pu récupérer le fichier sur mon disque dur externe. Certaines boîtes sont spécialisées dans l'extraction de fichiers dans des disques durs crashés mais elles sont assez onéreuses. Du coup le projet est reporté sine die. Pour ce qui est de Manset, son influence commence à se faire sentir sur mon travail. J'écris de plus en plus de textes longs donnant lieu à des morceaux hors format. Certains figureront sur les albums à venir. D'une manière générale je ne m'interdis rien. La musique offre un champ de possibles quasiment infini.

En 2007, vous avez sorti un livre intitulé La Tristesse durera Toujours. Je me souviens que dans A Nos Amours, le personnage incarné par Maurice Pialat disait à sa famille : "je pense qu’on n’a pas compris ce que voulait dire Van Gogh avec ça". On avait cru que Van Gogh parlait de sa tristesse, alors que selon Pialat, il voulait parler de celle des gens autour… Pour vous, qu’est-ce que ça signifie, cette citation ? Maintenant que votre musique est plus apaisée (Le Temps Qu’il Faut) ou plus combative ("Au Top", "Les Indignés"), regrettez-vous d’avoir tant mis en avant l’idée de souffrance ?

Bertrand Betsch : Le titre "La Tristesse Durera Toujours" est effectivement une phrase empruntée au film de Pialat. Cette phrase attribuée à Van Gogh (sans doute à tort d’après ce que je sais), je me la suis appropriée non pour faire l’éloge de la souffrance mais plutôt pour traduire un état mélancolique qui depuis toujours m’accompagne. Non pas que je sois toujours malheureux (il m’arrive même d’être joyeux) mais il me semble, comme on dit, que le bonheur est sans paroles et que ce qui alimente l’œuvre d’un artiste sont essentiellement ses plaies et bosses, ses fêlures, ses déchirures, ses failles, ses faiblesses, ses blessures… Je maintiens qu’une des attributions principales de l’exercice de l’art consiste à sublimer la part de souffrance qui nous habite. Après, l’humour et l’ironie peuvent être aussi des chemins pour apprivoiser la douleur.

Vous communiquez beaucoup sur le web – mais paradoxalement, vous regrettez qu’on ait "plein d’amis… seul face à l’ordi" ("Les Indignés"). Jadis, vous disiez aussi que le public allait au live comme au bordel, qu’il payait pour voir l’artiste faire sa pute… Est-ce que les concerts intimistes de ces derniers temps ont changé quelque chose à cette vision ? Sentez-vous désormais la "chaleur humaine" des gens qui vous suivent et viennent vous applaudir ?

Bertrand Betsch : "On a plein d’amis / Seuls face à l’ordi" résume bien le phénomène Facebook. On est connecté avec des centaines de personnes que pour la plupart on ne connaît ni d’Eve ni d’Adam, seul face à l’écran, ce qui est pour le moins paradoxal. Cependant, chacun y trouve son compte car même si c’est une forme de communication un peu sommaire, il n’en reste pas moins que l’on y partage certaines choses, qu’il s’agisse de goûts artistiques ou d’opinions. Sans compter que parfois ces relations virtuelles se transforment parfois en relations réelles et pérennes. Après tout la plupart des gens avec lesquels je travaille, voire qui partagent ma vie, je les ai d’abord croisés sur le net.

Ma vision du public a changé. Le déclic s’est fait avec les concerts en appartement. Là j’ai pu rencontrer mon public, échanger, sympathiser, partager. Avant, lors de tournées traditionnelles, il m’arrivait de donner des concerts sans jamais croiser les gens en dehors de la scène, ce qui impliquait une certaine distanciation et une certaine froideur. Il m’arrive à présent de jouer de plus en plus souvent dans une très grande proximité avec le public, et de ressentir effectivement "la chaleur humaine".

Après "Au Cinéma" en 2007, vous avez sorti récemment des chansons intitulées "Se Souvenir Des Belles Choses" (titre d’un film de Zabou Breitmann) ou "Tout Est Pardonné" (titre d’un film de Mia Hansen-Love), et sur Je Vais Au Silence, vous chantiez dans un couplet "De battre mon cœur s’est arrêté…". Quelle part d’inspiration vous apporte le cinéma ? Quels sont vos films de chevet, ceux qui vous ont éventuellement inspiré un vers, une chanson ?

Bertrand Betsch : Le cinéma n’est pas particulièrement une source d’inspiration pour moi. En revanche je me sers souvent de titres de films (que parfois je n’ai même jamais vus) ou de livres comme point de départ d’un texte qui n’aura rien à voir avec l’œuvre à laquelle il emprunte le titre. Il s’agit en quelque sorte de samples lexicaux. Ce sont juste des titres que je trouve beaux en soi, détachés de l’œuvre, et qui agissent comme des déclencheurs de mes propres fictions.

Mes films de chevet sont les suivants : Mauvais Sang de Leos Carax, Paris Texas de Wim Wenders, La Maman et La Putain de Jean Eustache, Jeanne Dielman de Chantal Ackerman, l’œuvre de M. Night Shyamalan, celle de Pierre Salvadori, A History of violence de David Cronenberg, In the Mood For Love de Wong Kar Waï, Les Idiots de Lars von Trier, l’œuvre d’Atom Egoyan, Zabriskie Point d’Antonionini, Flandres de Bruno Dumont ou encore Gerry de Gus van Sant…

Toujours à propos de cinéma… J’ai lu que vous aviez un projet de court ou moyen métrage ? Pouvez-vous nous en dire plus ?

Bertrand Betsch : J’ai écrit un moyen métrage à la demande d’un producteur. Malheureusement ce scénario qui me tenait beaucoup à cœur a été recalé par tous les organismes de financement car jugé trop "littéraire". Il faut dire que j’en ai un peu marre du courant naturaliste qui, depuis Pialat, est devenu le tout venant (voire le dogme) du cinéma français. Moi je rêve de choses plus poétiques à la Leos Carax. Carax est certainement le cinéaste français le plus ambitieux, c’est pourquoi sans doute on ne lui accorde plus la liberté de réaliser des films. C’est bien triste.

Dans La Tristesse…, vous disiez que vous ne voulez surtout pas créer un "style Bertrand Betsch". Et dans Je Vais Au Silence, vous chantiez "J’ai tant voulu la transparence". Est-ce que ce n’est pas paradoxal, de la part d’un artiste ? Est-ce que l’idée d’être singulier vous effraie ? Ou est-ce simplement que vous craignez d’être identifiés à des tics (d’écriture, de production) comme d’autres chanteurs n’ayant pas su se renouveler ?

Bertrand Betsch : Je dois bien me résoudre à admettre qu’il y a un style Bertrand Betsch, ou du moins une démarche qui m’est propre. A en juger par la façon dont mes disques sont reçus par la critique et le public, c’est-à-dire un peu comme des Objets Musicaux Non Identifiés. Je me trouve devant une forme d’évidence, à savoir que ce que je fais ne ressemble qu’à moi et est donc difficilement étiquetable et repérable. J’ai toujours pensé que ce que je faisais était destiné au plus grand nombre. Je me voyais déjà en une sorte de nouveau Souchon… Ce que je fais me paraît limpide et évident. Mais je dois être le seul à le penser puisque dans la réalité des faits, je vends moins de disques qu’un groupe de post-rock expérimental.

A bien y penser cet état de fait n’est qu’à moitié étonnant. En effet, dans la mesure où j’ai toujours été considéré par les gens comme quelqu’un d’un peu différent et décalé, il n’est pas anormal que ma musique puisse paraître aussi singulière, étrange aux gens qui l’écoutent.

Quand je fais une nouvelle chanson, c’est toujours avec l’idée que c’est un tube. Et au final cela ne l’est jamais. Va savoir pourquoi… De la même façon que l’on ne sent pas ses propres odeurs corporelles, on est bien incapable de savoir quelle image nous renvoyons et comment est perçu ce que l’on fait. Alors oui, il y a sans doute chez moi et dans mon travail quelque chose de très singulier. Je suppose que l’on peut dire de ma musique qu’elle est une sorte de variété indé. Après tout c’est une étiquette qui en vaut bien d’autres…

 

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En savoir plus :
Le site officiel de Bertrand Betsch
Le Myspace de Bertrand Betsch
Le souscription pour le prochain album de Bertrand Betsch

Crédtis photos : Stéphane Merveille


Nicolas Brulebois         
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