On pressentait que les geôles chinoises n’étaient guère propices aux séjours méditatifs. Qu’un poète y échoue est sans doute un crime en soi, c’est en tout cas la plus absurde des punitions. Car à briser l’inspiration rebelle on peut bien sûr, à force de coups, d’humiliations, de décisions arbitraires de "rouquins" (matons) idiots ou alcooliques, avoir bon espoir de parvenir, mais dans son délire répressif la machinerie d’Etat ne pouvait soupçonner aiguiser une volonté en cherchant à l’annihiler.

Quatre années de prison sauraient venir à bout de la plupart des esprits récalcitrants. L’oubli comme seule perspective de survie pour pouvoir se fondre dans la masse des autres résignés : camps de travail qui broient l’individu sous prétexte de le rééduquer. Comment Liao Yiwu a-t-il pu, sortant de l’enfer, ressentir le besoin d’en témoigner au prix des menaces d’un retour en prison s’il venait à l’idée d’un éditeur de le publier ? Comment a-t-il pu reprendre sept fois un manuscrit confisqué périodiquement par une police qui ne l’a jamais vraiment lâché ? Sans doute parce que ce texte prend une place toute particulière dans son œuvre.

Liao Yiwu est un poète réfractaire à toute catégorisation. Il ne se plie pas aussi facilement aux cases dans lesquelles on pourrait être tenté de l’enfoncer. Identifié comme "contre-révolutionnaire" par les autorités et incarcéré comme tel, il n’a en réalité participé au mouvement étudiant qu’en papillonnant. Porté par l’aspiration à la liberté qui soulevait alors la Chine, il n’a pas pour autant adhéré à une quelconque doctrine politique. Le poète se rend attentif aux signaux que personne ne pressent. Quand l’engouement s’empare des autres, l’angoisse l’étreint et le pousse à écrire dans une fulgurance le poème "Massacre" : "Le grand massacre commence par le cœur de Pékin…". Seul le poète sait écrire l’histoire avant qu’elle n’advienne. Liao Yiwu scande le poème et l’enregistre. Les cassettes circulent sous le manteau, la parole poétique se répand sans que son auteur ne soit identifié. Défi pour les autorités qui s’entêtent à affirmer que rien n’est arrivé à Tian’anmen. Yiwu est arrêté après avoir tourné le film Requiem, hommage aux morts de Pékin.

C’est le début d’un itinéraire carcéral qui durera quatre ans. Centre d’investigation dans lequel les prisonniers accueillent les nouveaux venus avec un "menu" de spécialités maison, véritable manuel de torture qui impose la reconnaissance d’un système de hiérarchie strict (les prisonniers sont leurs meilleurs ennemis) ; centre de détention où les détenus doivent veiller à la bonne santé des "morts-vivants", aucun suicide ne saurait être admis par les surveillants, tout particulièrement quand on est condamné à mort… ; prison où l’on comprend ce que signifient les mots "fabriqué par des prisonniers chinois" (le moindre carton d’emballage de médicaments porte désormais en lui un doute sur son origine…). Et constamment, les matraques électriques que les geôliers abattent sur les détenus pour un motif quelconque.

L’univers décrit par Liao Yiwu pourrait être celui d’un roman. On peine à admettre qu’il puisse s’agir d’un véritable témoignage. Le burlesque côtoie le tragique. L’histoire d’un pigeon blessé recueilli par des détenus et soigné avec attention nous fait éclater de rire quand on apprend qu’élevé au rang de messager de l’espoir des prisonniers, qui signent un message destiné au monde, le perfide animal porte directement sa missive à un cadre de la prison, son véritable maître. La punition fige notre hilarité : deux semaines de cachot, pièce totalement noire, à peine plus grande que deux cercueils empilés. Un détenu réfractaire y aurait passé cinq ans et y serait devenu aveugle, la peau translucide, l’esprit brisé.

Folie des prisons chinoises ! Mais Yiwu l’avait pressenti dans son poème massacre : "La machine d’Etat de ce vieux pays malade n’a plus de dents pour broyer le peuple qui résiste et voudrait lui échapper". A l’heure où la Chine tente de renvoyer aux autres pays l’image d’une réussite éclatante, Yiwu parle des spectres qui hantent ce rêve de pacotille. A lire absolument !