Spectacle conçu, mis en scène et interprété par Céline Cohen et Régis Goudot.
La Compagnie Ex-Abrupto réussit l'impossible et l'improbable qu'est la transposition théâtrale du texte littéraire avec cette superbe adaptation de "Nana", le neuvième opus de la saga naturaliste des Rougon-Macquart de Emile Zola.
Un roman que son auteur a délibérément conçu comme un "poème du cul" et "un terrible coup porté aux convenances et au mélodrame jusque dans ses fiefs" à travers le destin tragique d'une petite fleur de bitume par lequel il narre "la grande retape des catins illustres" qui sévissait dans la société pourrissante du Second Empire.
Mélodrame oui mais pas à l'eau de rose, plutôt celle des bidets, la fine baptiste ne sert pas qu'à essuyer les larmes dans cette descente dans les bas fonds des pulsions où l'agent et le sexe célèbrent des noces orgiaques et délétères consommées sur l'autel pervers du sado-masochisme de la guerre des sexes.
Ni amorale, ni immorale, Nana, belle "plante de plein fumier", est lucide quant à sa condition : elle sait qu'elle ne possède qu'un seul bien son corps, un physique répondant aux canons esthétiques de l'époque, qui sera son viatique pour ne pas finir dans le caniveau et assurera sa fulgurante ascension dans le demi-monde parisien. Comme elle connait depuis l'enfance la veulerie des hommes et le pouvoir du sexe.
Vénus fantasmée, putain dans laquelle chaque homme en quête incestueuse de la mère originelle souhaite pénétrer pour une ultime fusion régressive, figure dangereuse et destructrice du monde obscur des pulsions, Nana sera elle-aussi victime de sa pulsion de dévoreuse d'hommes.
L'affiche, une pulpeuse bouche rouge sur laquelle coule une gelée blanche, qui évoque aussi bien le Mae West Sofa de Dali devenu le deuxième personnage de l'emblématique et porno chic "leçon de séduction" dispensée par le Crazy Horse qu'une publicité pour club libertin, annonce la couleur.
Aussi culs-serrés et puritains, mais aussi âmes candides et voyeurs, passez votre chemin ! Car le sexe est une thématique sulfureuse, ses coulisses ne s'accommodant pas de mesure.
La proposition toujours sur le fil du rasoir mais très tenue de Céline Cohen et Régis Goudot, seuls artisans et interprètes du spectacle, a su intelligemment dégager l'axe dramaturgique permettant la transposition de l'oeuvre littéraire en partition théâtrale et a opté pour un registre formel judicieux hybridant le jeu, avec des scénes de huis-clos fortement sexué, le théâtre-récit, l'intermède cabaret et l'adresse au public.
Dans un décor minimaliste de bordel cheap, avec sa tombée de tapis fatigués, son lustre à pampilles de pacotille et son canapé rouge avachi, conçu par Sha Presseq, et des clairs-obscurs de Philippe Ferreira, un homme en jeans, la quarantaine grisonnante, et une jeune femme en robe légère, les jambes gainées de noir, les cuisses écartées en une invite sans équivoque, lourdement fardée.
Lui, c'est l'homme, tous les hommes qui croiseront la route de Nana, ces hommes fascinés par cet obscur objet du désir que Freud nommera le continent noir et que Régis Goudot campe de manière étourdissante.
Elle, aussi fragile que dangereuse, lumineuse que perverse, c'est Nana. Son incarnation par Céline Cohen ressortit à la fulgurance. Elle gère parfaitement la charge érotique du personnage comme celle qui émane de sa personne et parvient à naviguer entre l'émotion douloureuse et la perversité destructrice.
Tous deux sont également performants dans la narration qui s'avère impliquée. Tout est maîtrisé et le duo, qui fonctionne à merveille, signe un spectacle qui, non seulement, réussit un exercice difficle mais sort des sentiers battus avec une belle prise de risques. |