Réalisé par Claude Lanzmann. France/Autriche. Documentaire. 3h38 (Sortie 13 novembre 2013).
Quand on fera le bilan de l'oeuvre cinématographique de Claude Lanzmann, on considèrera sans doute "Le Dernier des Injustes" comme un complément à"Shoah". Un complément et aussi un correctif.
Après avoir tracé le chemin du sang des innocents, ne pas en avoir dévié jusqu'à la nausée de l'obsession, avoir fourni la pierre angulaire pour que ce qui s'est passé sous l'ère nazie soit inscrit à jamais dans l'airain des horreurs humaines, Claude Lanzmann, apaisé, presque avec douceur et sérénité, revient sur le sujet avec celui qu'il appelle, avec une ironie affectueuse, "Le Dernier des Injustes", en référence au Goncourt d'André Schwartz-Bart, "Le Dernier des Justes".
Benjamin Murmelstein, rabbin viennois devenu le dernier "Président du Conseil juif du ghetto de Theresienstadt" est cet injuste que Claude Lanzmann a interrogé pendant plusieurs semaines en 1975.
Historiquement, c'est même par ces entretiens qu'il a entrepris la genèse de "Shoah". Mais, et l'on ne peut pas contester son point de vue, Lanzmann s'est vite rendu compte que ce témoignage ne cadrait pas avec une plongée directe au cœur du système concentrationnaire, qu'il y introduisait une diversion sur laquelle ses contempteurs pourraient s'appuyer pour réfuter l'ensemble.
Presque quarante ans après sa rencontre avec Benjamin Murmelstein, et sans doute au terme ultime de son long combat avec les ombres du mal, Lanzmann a voulu y revenir, conscient qu'il était temps de répondre une fois de plus par l'image plutôt que par la plume aux reproches de monolithisme qu'on lui faisait. Car parler de Murmelstein a senti le soufre et le sent toujours.
Ce n'est pas sans raison si celui qui, dès 1938, avait été l'interlocuteur d'Eichmann à Vienne n'a jamais mis un pied en Israël, là où certains voulaient lui faire subir le sort de son soi-disant protecteur nazi. Que pouvait-on donc reprocher à un rabbin prisonnier des nazis dans le ghetto de Theresienstadt, en ex-Tchécoslovaquie ?
Lanzmann retourne sur les lieux, découvre ce qu'il reste des quartiers, des rues, des bâtiments où avaient été "installés" les Juifs dans ce "ghetto-vitrine" où les nazis organisaient des visites de la Croix-Rouge, dans ce "ghetto doré" où l'on tourna même un film de propagande pour montrer ce que les nazis appelaient avec leur cynisme coutumier "un paradis juif" dans lequel on retrouvait des musiciens et des artistes qui, paraissaient s'épanouir dans le meilleur des mondes...
Ce pseudo-paradis - dont Lanzmann filme les lieux où l'on suppliciait pour les plus futiles raisons - servait en vérité de lieu de transit pour les camps de la mort. Alors, même si Benjamin Murmelstein était le "Président" choisi par les nazis de ce fantoche "État juif" après qu'ils ont liquidé d'une balle dans la tête ses deux prédécesseurs, son pouvoir dérisoire n'impliquait pas qu'il était un collaborateur des nazis. Tout au contraire, Murmelstein, interrogé sans complaisance par Lanzmann, explique son parcours et notamment sa relation inouïe avec Eichmann.
Celui qu'Hannah Arendt transforma en criminel de bureau,, au vu de son procès, était selon Murmelstein un nazi qui comptait, un idéologue avec qui il a entretenu sept ans d'une relation dont le récit circonstancié ruine la fameuse théorie de "la banalité du mal".
Sept ans pendant lesquels Murmelstein a pu arracher à son "interlocuteur » la vie de milliers d'hommes et de femmes promis à une mort certaine.
Bien entendu, Claude Lanzmann reste fidèle à une méthode qui préfère conduire jusqu'au bout 'un témoignage, le pousser jusqu'à l'interrogatoire, plutôt que d'aller interroger ceux qui mettent en doute cette parole. On ne saura donc pas précisément pourquoi certains rescapés de Theresienstadt auraient souhaité qu'on le pende après guerre.
Reste que ces trois heures quarante passionnantes, en compagnie d'un homme qui a sauvé sa peau et celle de beaucoup des siens alors qu'il aurait pu "profiter" de ses liens supposés avec Eichmann pour émigrer lui-même, prolongent "Shoah" sans faire tomber sur l'oeuvre majeure de Lanzmann une once d'ambiguité, mais plutôt en lui ajoutant une utile complexité.
"Le Dernier des Injustes" de Claude Lanzmann n'est pas seulement un document hors pair, un témoignage majeur, c'est aussi, par sa forme, un grand film, peut-être l'un des plus marquant de 2013. |