Je commence à me familiariser avec les rues du Northern Quarter. Je n’arrive plus à me perdre. Il faut que j’élargisse mon cercle de balades. Mes parcours actuels vont d’Oklahoma à Home Sweet Home, où l’on sert le meilleur Oreo Milkshake de la ville. En chemin vers l’immense Primark (3 £ pour une chouette paire de chaussures, va lutter) sur Piccadilly Gardens, jolie place centrale où l’on a récemment installé une grand roue, je passe vendre quelques disques que je n’écoute plus et parler de l’Oulipo et de Françoiz Breut avec les vendeurs lettrés et avenants du Vinyl Exchange. Je repense à l’ambiance radicalement différente de Selecta, rue Berwick à Londres (celle qui est représentée sur la pochette de Morning Glory d’Oasis), où l’on diffusait la musique à plein volume et où les regards étaient parfois hautains.
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Je me souviens d’un article sur l’appréhension du milieu urbain en fonction du lieu de résidence. On demandait à différents profils d’habitants de dessiner leur carte de la ville : les couches favorisées de la population et les résidents du centre traçaient un plan des axes et quartiers assez fidèle, tandis que les banlieusards représentaient une simple épine dorsale d’un grand magasin à un autre. La ville n’est pas la même pour tout le monde.
Je me sens touriste éternel à Manchester, où je séjourne pourtant régulièrement cette année. Une preuve par la linguistique : quand je vais me faire couper les cheveux chez Maclure (d’où l’on ressort fatalement avec l’impression d’avoir été cloné, façon "coupe-du-moment numéro 12", mais où j’aime aller, pour l’atmosphère détendue et surannée), je me sens complètement intimidé. Comme une jeune femme qui placerait la protection lexicale "boyfriend" le plus tôt possible dans un dialogue avec un potentiel dragueur, j’indique dès les premiers échanges avec mon "barber" du jour que je suis Français – comme une excuse à mon manque de réactivité conversationnelle.
Quand je ne dis pas "sorry ?" à tout bout de champ, il me faut au moins une seconde d’appropriation avant de répondre, comme si j’étais constamment sur Skype. L’accent mancunien m’inhibe, mais il n’y a pas que ça. Je trouve certainement un bénéfice secondaire à mon statut d’étranger : je repousse le moment où je vais me sentir Mancunien d’adoption, et fatalement commencer à 1/ me la péter, 2/ perdre un peu de faculté d’émerveillement.
Je me perds, donc. Je pousse un peu plus au nord que d’habitude, au-delà de Deansgate. Les beaux pubs historiques, la cathédrale, le quartier commercial reconstruit après l’attentat de 1996… me voilà dans Spinningfields. Entre une petite place harmonieuse et The Avenue, grande rue piétonne consacrée à la mode et au luxe, je tombe sur la John Rylands Library, une magnifique bibliothèque / galerie d’art / boutique installée… dans une ancienne église. Tout a été intelligemment conservé : vitraux, longues allées, décorations gothiques. Je prends un café en parcourant un livre sur les plus belles bibliothèques du monde et en regardant les gens. Je me sens rassuré : ce qui me plaît dans la découverte d’une ville, c’est l’impression de ne jamais être au bout de mes surprises.
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