Comédie dramatique d'après l'oeuvre éponyme de Albert Camus, mise en scène de Charlotte Rondelez, avec Simon-Pierre Boireau, Claire Boyé, Benjamin Broux, Céline Espérin, Adrien Jolivet et Antoine Seguin.
Dans le ciel d'une ville anonyme maintenue dans un réconfortant et consensuel immobilisme politique et dont la maxime est "Rien n’est bon de ce qui est nouveau", le passage d'une comète est interprété comme l'annonce d'un malheur imminent.
Ce malheur c'est "la Peste" avec une majuscule car, pis que la terrible maladie infectieuse, il s'agit de l'instauration insidieuse d'une dictature qui va remplacer la démocratie considérée comme anarchique.
Au nom de l'intérêt de la Nation et de la primauté du bien commun sur le bonheur individuel, le pouvoir totalitaire - véritable duo du Mal constitué par le tyran acoquiné à la Mort qui fait office de secrétaire avisée - base sa gouvernance sur la transposition des méthodes sanitaires d'endiguement et d'éradication des maladies contagieuses pour élaborer une technique d'asservissement du peuple avec son consentement extorqué par l'utilisation de l'efficace outil de manipulation des masses qu'est le terrorisme de la peur.
Cette technique, de sinistre mémoire dans l'histoire du 20ème siècle, repose sur la puissance normative imposée aux individus par une société de surveillance basée sur le sentiment de culpabilité généralisé, pour justifier la suspicion et la pratique de la délation définie comme une preuve de civisme, les restrictions quasi-totales à la liberté individuelle soumise au respect d'un absurde imbroglio réglementaire contrôlé par une bureaucratie autoritaire et le musèlement de l'opinion publique avec la concentration et la déportation des indésirables et des opposants.
Cet "Etat de siège" conçu et mis en scène par Charlotte Rondelez sous forme d'une fable particulièrement réussie résulte de l'adaptation de "L'état de siège" écrit en 1948 par l'écrivain, philosophe et dramaturge Albert Camus.
Et elle a effectué un excellent, et intelligent, travail d'adaptation d'une partition fleuve en resserrant tant l'intrigue, en la circonscrivant autour de la thématique majeure qu'est le mécanisme du totalitarisme et en la plaçant dans l'intemporel avec sa résonance contemporaine, par la suppression de ses références événementielles datées, que le pléthorique générique original tout en conservant son registre qui ressort à la farce satirique et burlesque.
Un travail d'autant plus émérite que le théâtre de Camus est un théâtre d'idées souvent indigeste tenant à la pesanteur didactique du discours qui se substitue souvent à la parole théâtrale et qu'elle a développé une mise en scène créative et dynamique, qui satisfait à son parti-pris de "patchwork incessant d’images et d’idées", avec une judicieuse insertion de moments réflexifs et d'intermèdes virevoltants au rythme de la musique electroswing du groupe Caravane Palace et le recours au théâtre marionnettique.
En effet, celui-ci, outre sa dimension ludique, permet en l'occurrence par l'utilisation de la marionnette naine à visage humain de représenter les nombreuses figures d'un peuple médiocre et abêti constitués de "gens qui vivent à mi-hauteur".
Ces amusantes créations de Juliette Prillard se déploient en parallèle avec les comédiens en front de scène dans le décor ingénieux composé de panneaux coulissants à géométrie variable inspiré du théâtre sur papier ambulant et du pop-up conçu par Vincent Léger qui démultiplie les espaces de jeu.
Charlotte Rondelez a fédéré autour de Antoine Seguin, comédien aguerri qui joue notamment les rôles du narrateur et du gouverneur ventripotent, de jeunes comédiens qui manifestent une belle énergie chorale et enchaînent les différents rôles (Claire Boyé, Benjamin Broux et Adrien Jolivet dans le rôle du "juste" camusien qui surmonte sa peur et se révolte pour faire grincer la machine).
La "Peste" est un "man in grey", parfait technocrate policé qui est d'autant plus dangereux qu'il est non seulement dépourvu d'affect mais aux antipodes de la figure psychotique du dictateur, avec une excellente composition de Simon-Pierre Boireau, et la pragmatique et séduisante "faucheuse" est fort bien campée par Céline Espérin.