Noir Détroit
L’histoire est connue. Tandis qu’apparaîssait Bertrand Cantat dans les grands médias, les gazettes judicaires et les journaux people, Noir Désir passait au second plan jusqu’à se dissoudre fin 2010, dans l’eau sale du linge des uns et des autres. Il était commun alors d’écrire qu’une page du rock hexagonal se tournait, moins de souligner que le répertoire du groupe s’en trouvait ainsi préservé, figé dans l’avant, fixant une œuvre qui depuis s’ouvre et se referme, de 1987 à 2003.
L’après restait à écrire, sur d’autres pages, à d’autres mains. Là encore l’histoire est connue. Pascal Humbert, musicien chevronné (Passion Fodder, 16 Horsepower, Wovenhand) s’associe à Cantat dès 2011, pour Chœurs une mise en musique de textes de Sophocle. Les deux hommes se connaîssent depuis des années et annoncent la création d’une nouvelle formation, Détroit et la parution d’un album, Horizons, pour 2013.
Qu’avions-nous encore à attendre ?
Beaucoup de bonnes choses. L’album a convaincu. Une nouvelle voie se dessinait. Une renaissance pour les uns. Une suite différente pour les autres, un renouveau assumé.
Horizons offre à Détroit une charge artistique puissante, une capacité émotionnelle invasive, trempant sa plume dans les tourments très personnels d’un Cantat, finit par parler à tout le monde et toucher chacun. "Les gens m’aiment parce que je meurs à leur place en quelque sorte" chantait Mano Solo en janvier à sa fenêtre.
C’est ce que nous avons à attendre, c’est la promesse artistique du moment, et c’est tout ce que nous n’aurons pas ce soir au Fil.
Humbert entre en premier comme pour mieux souligner le nouvel équilibre dans la création partagée. La soirée démarre avec "Ma muse". Puis vient le second morceau du concert, "Horizon". Magnifique chanson, témoignage à fleur de peau. Pendant le chant, les images projetées s’enchaînent sur le fond de scène. Des formes. Des traits. Des barres. Les barreaux d’une prison qui, se multipliant et se superposant, illustrent les propos mais, en fin de chanson, en deviennent… code barre. A la caisse ! Le public est venu en nombre, il en veut pour son argent, le prix à payer est négocié dès le troisième morceau… Des visages des figures ! Suivront, dans la foulée "A ton étoile", puis tout au long du concert "Lolita nie en bloc", "Le Fleuve", "Lazy"… et au total pas moins de dix morceaux de Noir Désir déterrés, comme jetés en pâture aux consommateurs, dans la fosse de nos envies. Un badaud expliquait à un autre avant le concert : "moi, de Noir Désir, je ne connais que les chansons de monsieur et madame tout le monde [sic]…". Celui-là a dû être comblé.
Bien sûr, le seul album Horizons ne peut remplir 2h30 de concert, mais si réellement le portage Humbert-Cantat produit une vraie création, une démarche à part entière, pourquoi ne proposer que des reprises de Noir Désir ? Humbert a lui aussi un passé musical très riche dans lequel puiser, bien que bien moins connu. Leurs nombreuses influences communes pouvaient également orienter le choix des reprises et illustrer bien mieux leur collaboration, pour offrir un autre sens au live. Mais non les morceaux joués en majorité pour ce concert très attendu de Détroit ne seront pas de Détroit. Plus d’une chanson sur deux sera de Noir Désir, mais ce ne sera sur scène pas Noir Désir.
1.200 places vendues en quelques jours à Saint-Etienne, une tournée à guichet fermé, quelques 160.000 albums vendus, alors il faut répondre aux désirs, peu importe la couleur. Pas la peine de polémiquer, c’est Mickey qui a gagné.
D’accord, mais parlons-en un peu plus… Détroit offre un bon divertissement pour le public qui reçoit ce qu’il attend, mais en retour, qu’attend Détroit sur scène ? Qu’attend Cantat d’une telle tournée ? Un shoot narcissique revigorant, composé de "Bertrand on t’aiiiime !", de public en nombre, d’adrénaline, de consolation. "Petite sœur de mes nuits, ça m’a manqué tout ça"... Qui fait du bien à qui ? Qu’avions-nous à faire là nous qui n’avions rien à lui donner, rien à lui prendre, rien à acheter et rien à vendre ? Quelle place nous laisse-t-on dans ce jeu-là, entre bêtes de somme et vaches à lait ?
Cette relation met mal à l’aise, apparaît fausse et malsaine. Pas de catharsis. Pas de renaissance. Plus d’après. Mais un magma fourre-tout, peu lisible, qui sape les fondements annoncés de cette nouvelle formation. Détroit s’insère dans une œuvre que nous pensions refermée et la démarche artistique du groupe, l’émotion distillée dans l’album, s’en trouvent sabotées.
Bien sûr, on aime entendre "Tostaky" et chanter "Comme elle vient" mais objectivement, le set ne décolle pas, reste comme plombé, vissé au sol. La première sortie de scène pour une "pause-pipi" plante la salle dans une stupeur palpable. Pourtant, le moment acoustique avec "Droit dans le Soleil" illustre ce qu’aurait pu être la tournée, dommage et seul le morceau "Sa Majesté", long, massif, libéré, s’envolera réellement au milieu des ombres projetées. Mais aussitôt, le final "Tostaki" - "Fin de siècle" - "Des armes" - "Le vent nous portera" - "Comme elle vient" nous ramènera dans la performance du groupe de reprise. The French Noir Dez, après the Australian Pink Floyd. Finalement, un tel groupe qui démarre sa première tournée après un premier album mérite-t-il tant d’attention ? Car rappelons que ce soir Détroit présentait son second concert. Sûrement que ni la sévérité, ni l’apologie ne convient au bon jugement de cette soirée. Alors tant de discours pour un non-évènement, névrose collective ou indécence vis-à-vis du reste du monde musical ?
Peu importe, ce divertissement à coup sûr ravira les foules, remplira les festivals. Détroit fera le buzz là où Noir Désir a duré. Programmateurs et producteurs, foncez ! Mais faites vite…
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