"Black is beautiful"…
Il faut être un peu fou pour sortir un triple album en 2015, surtout quand c’est son premier disque sur une major (après trois autoproduits : Live at 5th Street (2005), The Proclamation (2007) et Light Of The World (2008)). Il faut être fou mais aussi avoir une sacrée dose d’audace et avoir assez confiance en soi et en son discours. En tout cas avec ce disque, Kamasi Washington risque bien de marquer les esprits et faire parler de lui.
Le jeune saxophoniste à la méga coupe afro s’est construit depuis tout jeune son propre univers musical. La musique serait la quête de sa vie, son but ultime, et le saxophone et la composition la voix, le chemin. D’abord avec sa bande d’amis, dans le quartier d’Inglewood à Los Angeles, comme une échappatoire à la violence, aux gangs. Puis au lycée, à la prestigieuse Hamilton High School Music Academy et enfin à l’université de Californie (où il étudiera également l’ethnomusicologie). Une bande de copains qui se transformera en West Coast Get Down (avec Miles Mosley à la contrebasse, Tony Austin et Ronald Bruner Jr. à la batterie, Ryan Porter au trombone, Brandon Coleman aux claviers, Stephen Bruner "Thundercat" à la basse…), un des collectifs les plus intéressants musicalement du moment avec son mélange de jazz et de culture hip-hop (leur collaboration plus qu’importante à To Pimp A Butterfly, le dernier album de Kendrick Lamar en étant l’exemple parfait).
En 2008, Kamasi Washington rencontre par le biais de Stephen Bruner, Flying Lotus (petit neveu de la pianiste Alice Coltrane, femme de John ceci expliquant peut-être cela…) et lui propose de participer à son disque Cosmogramma, puis d’enregistrer son propre album sur son label Brainfeeder. Washington a carte blanche et va en profiter. Avec son collectif, les sessions d’enregistrement cent pour cent collaboratives durent un mois dans une frénésie et avec une intensité incroyable, plus de deux cents morceaux naissent pour huit projets différents. Le saxophoniste en garde 17 pour lui et va en faire un triptyque (The Plan / The Glorious Tale / The Historic Repetition) et y ajoute des cordes et des chœurs.
The Epic est donc un disque tentaculaire, plein la gueule de swing (grâce notamment à une section rythmique absolument dantesque, mur du son composé de Miles Mosley à la contrebasse acoustique, Thundercat à la guitare basse et Tony Austin et Ronald Bruner Jr. à la batterie) de funk, de gospel, de psychédélisme, de hard bop et de tout ce qui fait aussi les racines de la musique noire américaine contemporaine. Un disque profondément Coltranien, on oublie parfois à cause de la profusion de sons que Washington est d’abord un excellent saxophoniste ténor (Cf. l’amplitude de son timbre et de son spectre sonore) où l’on ressent les influences de Coltrane donc (avec une vision plus politique que spirituelle, quoi que…). Une influence que l’on retrouve autant dans la sonorité du saxophone que dans cette envie d’explorer de nouvelles sonorités, d’étendre les champs des possibles stylistiques. A Coltrane, il conviendra d’ajouter Sun Ra, Wayne Shorter, Pharoah Sanders, Max Roach, Gerald Wilson, de la musique noire américaine en règle générale.
Ce disque est comme son nom l’indique une vrai épopée, autant dans sa durée (qui va l’encontre de la mode actuelle des albums singles à la durée de vie et d’écoute limitée) que dans ce qu’il propose musicalement, des dizaines d’heures en perspective à fouiller les détails, les nombreuses propositions mélodiques et harmoniques. Mais il ne faut jamais perdre de vue et d’oreilles que l’homme en wax est un peintre des couleurs, et même si son disque est un peu bavard, les musiciens qui l’entourent sont d’une très grande qualité. La production met en valeur la rondeur et la clarté du son, la chaleur des timbres, les chœurs aériens.
Pourtant, The Epic est plus audacieux dans la forme que dans le fond. Il reste musicalement assez consensuel, on aura une préférence pour le troisième mouvement (The Historic Repetition). Forcément trop long (173 minutes de musique quand même !), il n’est pas le monument, comme certains l’aimeraient, qui sera les fondations d’un renouveau du jazz mais il augure de beaux lendemains et de belles choses musicales en provenance du West Coast Get Down avec les prochaines sorties des autres membres du collectif.
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