Comédie dramatique écrite et mise en scène par Pascal Rambert, avec Marie-Sophie Ferdane, Laurent Poitrenaux, et en alternance, Anas Abidar et Nathan Aznar.
"Argument", c'est l'éternel duo amoureux, un homme et une femme. Mais sans "chabada" lelouchien. Car son auteur, Pascal Rambert, y décline la thématique de l'amour sous la forme du pandémonium conjugal. Sur le fond, cette partition procède d'une hybridation en miroir des thèmes de ses précédents opus, "Clôture de l'amour", dissection de la mort d'un amour, et "Répétition", exploration de l'effet dévastateur de la jalousie.
Par ailleurs, elle a été conçue sur mesure pour les comédiens Marie-Sophie Ferdane et Laurent Poitrenaux dont le talent et la dramaturgie gestuelle ont inspiré l'implantation spatio-temporelle dans le dernier quart du 19ème siècle et le cadre d'un drame bourgeois qui révèle une tragédie maritale dont le catalyseur est une jalousie d'obédience shakespearienne.
Prototype du bourgeois commerçant à l'âme de boutiquier, conformiste et conservateur, étriqué dans ses idées comme dans son costume et sa posture, Louis aime passionnément sa femme.
Mais la découverte d'un médaillon vide, pendant du mouchoir dérobé, le transforme en Othello terrassé tant par le soupçon de l'existence d'un rival heureux, conforté par le fait que, depuis la naissance de leur enfant, son épouse se refuse au devoir conjugal, que par un sentiment de dépossession.
Et cette jalousie fulgurante constitue également le catalyseur d'une rupture idéologique consommée résultant d'un antagonisme radical.
Car si Annabelle aime Louis, elle est animée d'une conscience politique et féministe. Idéaliste, progressiste, elle soutient la cause ouvrière, romanesque, elle lit des romans qui trouble la frontière entre la réalité et la fiction mais qui ne fait cependant pas une bovarienne taraudée par "les appétits de la chair, les convoitises d'argent et les mélancolies de la passion", elle ne supporte plus sa condition.
Et si elle n'appartient pas à la génération des pré-féministes militantes qui s'émancipent du carcan bourgeois, elle s'affirme par voie de la résistance intérieure refusant la condition qui exclut la jeune fille du domaine du savoir et cantonne la femme à l'univers domestique, le statut juridique qui assimile la femme à un bien meuble entrant dans le patrimoine du mari et l'assujetissement au désir masculin en pratiquant une jouissance onaniste sur fond de toile de Jouy aux motifs de pastorale.
Patrick Rambert immerge sa partition tant dans le contexte social et l'esprit de cette époque que dans la langue usitée et le registre littéraire mêlant réalisme, romantisme noir et fantastique, qui président également au nouveau genre du drame lyrique de l'amour à mort, et non exempt d'un lyrisme et d'une emphase qui, n'ayant plus cours dans le monde contemporain, ne manquera pas d'attirer les quolibets imbéciles d'aucuns.
En quatre tableaux et trois noirs-intermèdes durant lesquels la voix-off de Denis Podalydès apporte des compléments narratifs, cet affrontement, qui comporte également un aspect métaphorique par ses adhérences avec la situation socio-politique de l'époque, se déroule dans dans un fascinant dispositif scénique conçu par Daniel Jeanneteau sublimé par les lumières crépusculaires de Yves Godin qui crée l'atmosphère délétère qui sied à la situation, de la falaise battue par le vent comme d'un cimetière.
Pour porter ce bel exercice de style et cette confrontation tragique sans vainqueur mais avec une victime innocente, le fils jamais nommé comme tel mais comme "l'enfant Ignace", deux stradivarius dont la performa,ce et l'époustouflante puissance de jeu emportent totalement le spectateur.
Dans une cage tendue de plastique noir ruisselante d'une incessante pluie fine et embrumée, au souffle tragique de Marie-Sophie Ferdane, une des rares comédiennes de sa génération à en posséder les moyens, bouleversante dans sa revendication de la liberté d'exister et de penser, répondent la finesse du jeu organique et le corps douloureux de Laurent Poitrenaux.
Une très belle réussite pour ce pas de deux de haut vol. |