Comédie dramatique de Charif Ghattas, mise en scène de Alain Timár, avec Manuel Blanc, Thomas Durand et Maria de Medeiros.
Un couple aisé, Line et Paul, après un repas où ils ont reçu des amis. Lui a trop bu. C’est un homme qui fait des affaires (il vient notamment de signer un contrat sur des réserves gazières en Afrique). Il commence à critiquer l’ami de la sœur de Line.
Lui reprochant son cynisme, celle-ci lui propose de prendre comme témoin de leur différend l’homme qu’elle aperçoit en face de chez eux de l’autre côté de la rue. Il s’agit de Boris, un sans-abri. L’homme accepte et va peu à peu s’insinuer dans l’appartement du couple. Démarre alors un vaste jeu de dupes où l’on ne sait pas qui manipule qui.
Après le brillant "Pédagogies de l’échec", Alain Timar choisit encore une pièce grinçante sur notre société. "Les bêtes" de Charif Ghattas analyse le couple, les faux-semblants et le jeu des relations sociales sous un angle satirique qui passe à la moulinette l’hypocrisie des rapports humains.
Au fil des scènes aux curieuses similitudes, l’auteur décline la situation, semant des indices comme un puzzle et maniant brillamment l’humour avec des répliques acérées. Il nous tient en haleine jusqu’au dénouement dans un scénario surprenant et complexe qui démarre comme du Rohmer pour faire penser successivement à Pasolini ou à Harold Pinter.
La scénographie d’Alain Timar : une plateforme figurant la terrasse de l’appartement du couple avec, au second plan, deux rangées de baies vitrées découpées en grands carreaux qui laissent entrevoir au fond des tableaux d’art contemporain est comme toujours particulièrement judicieuse. Elle confère à ce jeu de miroir et d’apparence le décor idéal, miroir tantôt grossissant ou déformant des accommodements, des lâchetés ou des coups tordus des uns et des autres.
Les scènes s’enchaînent rapidement, sur des riffs de guitare ou les modulations vocales (de la voix rauque aux grognements) de Chantal Laxenaire (dont on a pu apprécier dernièrement la musique et l’interprétation vocale dans "Haute-Autriche"), qui ajoute à l’ensemble toute l’étrangeté voulue.
Les lumières particulièrement réussies de Richard Rozenbaum éclairent avec pertinence et délicatesse l’évolution des rapports du trio dans ce carré, sorte de ring où tous les coups sont permis. Les comédiens, tous trois formidables, donnent chacun beaucoup de complexité à leurs personnages.
Maria de Medeiros est parfaite de sobriété et compose avec classe et une fausse ingénuité une Line équivoque et captivante. Elle forme avec Manuel Blanc, prodigieux de subtilité et d’ambivalence un couple au magnétisme animal. Thomas Durand, enfin, est un Boris élégant et énigmatique dans ce duel à fleurets mouchetés.
Il est passionnant de voir évoluer, comme le ferait un documentaire animalier, des hommes devenus fauves dont le côté humain tente de ressortir en vain. Constat amer d’une société en perdition, "Les bêtes" est une pièce aussi cruelle que jubilatoire à l’humour noir dévastateur, merveilleusement dirigée, qui nous emmène sans cesse là où l’on ne s’attend pas. |