Spectacle conçu et mis en scène par Jeanne Champagne d'après l'oeuvre éponyme de Annie Ernaux, avec Denis Léger Milhau et Agathe Molière.
Par son matériau littéraire, un conséquent travail sur le temps et la mémoire et son écriture atypique, témoignant de sa présence du monde par un tissage singulier du particulier et du général, du personnel et du collectif, de l'intime et du politique, Annie Ernaux fait oeuvre de "mémorialiste autosociobiographique". Dans "Les Années" publié en 2008 pour "sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais", elle retrace la fresque des années de sa vie dont Jeanne Champagne, en empathie et en intelligence avec l'auteure, propose une réussie transposition théâtrale.
Elle en a circonscrit l'ancrage historique à la période 1940-1975, qui inclut celle des fameuses Trente Glorieuses, entre l'année de naissance d'Annie Ernaux et le vote de la loi Veil autorisant l'avortement, qui retrace l'identification d'une femme et, par l'impact des événements de Mai 68 et de la seconde vague du féminisme français, l'éclosion de l'écrivaine engagée.
Pour la mise en scène, elle a opté pour la déclinaison scénique du documentaire conçue, en l'espèce, sur un mode alerte et ludique qui n'exclut ni l'émotion ni la réflexion, placée sous l'égide de la dernière réplique des "Trois soeurs" de Anton Tchekhov sur la fuite du temps et l'oubli inscrite en introït.
Le spectacle est dispensé dans une judicieuse scénographie avec un tableau d'école vintage, pour l'école comme prémisse de l'ascenseur social auquel prétendait la petite fille d'origine plébéienne qui deviendra professeur de lettres, un écran en fond de scène pour les images d'archives liées à la mémoire culturelle, sociale et politique, de la liesse de la Libération aux barricades de Mai 68 en passant par la guerre d'Algérie et l'essor de la société de consommation, et un micro vintage pour les commentaires journalistiques.
Et, sur le mode du théâtre de tréteaux, une estrade-podium de défilé faisant office d'espace de jeu ainsi que de frise chronologique sur laquelle se déroulent les souvenirs autobiographiques scandés par des objets significatifs qui font également partie de la mémoire collective.
L'ensemble est superbement porté par la vitalité et la qualité de jeu de Denis Léger Milhau, qui assure l'approche distanciée et impersonnelle en tenant le rôle du commentateur espiègle, et de Agathe Molière, excellente comédienne, petit bout de femme explosive qui se métamorphose de manière époustouflante, et crédible, d'écolière en jeune femme embourgeoisée, et incarne subtilement cette traversée sensible empreinte de mélancolie. |