Monologue dramatique de Samuel Beckett interprété par Denis Lavant dans une mise en scène de Jacques Osinski.
Jacques Osinski, le metteur en scène, parle d' "expérience" en évoquant "Cap au pire".
Une expérience à la fois pour l'acteur, Denis Lavant, droit, constamment immobile dans la pénombre, et pour le spectateur, recevant ce texte énigmatique destiné à être lu et non dit par une voix caverneuse, à la fois chaleureuse et monocorde.
"Cap au pire" est l'un des derniers textes écrits par Beckett en anglais. Devant l'extrême difficulté de la "simplicité", il ne s'est pas hasardé à le traduire lui-même et c'est Edith Fournier qui s'est chargée de ce va-et-vient entre ses deux langues d'écriture qui épuisait toujours l'auteur de "Godot". Denis Lavant, crâne rasé de pirate caraxien, pieds nus sur un carré de lumière blanche au sol, savamment habillé de noir par Hélène Kritikos et disposé devant des rideaux noirs striés d'où sailliront parfois des petites étoiles éclairées de rouge, prononce un premier mot : "Encore". Un mot qui reviendra souvent comme tous ceux qu'il prononce. On retient immédiatement l'expression "Jusqu’à plus mèche encore" et l'on est pris dans ce tumulte de mots qui reviennent en permanence tuant toute possibilité d'une narration fluide et interprétable. Texte hermétique aux mots communs, "Cap au pire" est d'abord une prouesse de comédien. Comment peut-il faire quelque chose de ce texte qui implique une défaite du sens, où "rater" précède "rater mieux" ? La salle retient son souffle et le comédien doit se ménager des silences assez longs pour ne pas perdre le sien. Chuchotant presque dans la pénombre, délivré des tics verbaux qu'il a hérité d'un trop long compagnonnage avec le phrasé Céline, Denis Lavant se love dans les lumières subtiles de Catherine Verheyde. Les petites étoiles rouges peuvent briller comme des constellations, le carré de lumière sur le sol prendre l'apparence d'un livre ouvert. Il est là, comme un "i" jamais dégingandé (sauf pour les applaudissements).
Cette performance statique est impressionnante. Le temps s'arrête et l'on ne sait plus très bien depuis quand on l'écoute.
Dans l'écrin imaginé par Christophe Ouvrard, dans l'immobilité janséniste imposée par Jacques Osinski, Denis Lavant sert Samuel Beckett sans chercher à se servir lui-même. Il a la modestie d'interpréter ce texte quasi inconnu comme s'il n'était pas le premier à le dire sur scène. Alors, on signalera à sa place qu'il transforme un texte inconnu de Beckett en œuvre majeure. Alpiniste émérite des cimes littéraires, il ouvre la voie à d'autres risque-tout qui se hasarderont à l'assaut de ce dangereux "Cap au pire" et aura largement contribué à en faire un des sommets de l'art beckettien.
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