Christophe en avait parlé lors de son concert à Pleyel un mois auparavant, il attendait avec impatience ce concert atypique au Havre en compagnie d'Enki Bilal. En effet, le projet était excitant : un concert à la piscine Les Bains des Docks, bâtiment récent dessiné par Jean Nouvel, Christophe au piano solo et le dessinateur de La Trilogie Nikopol aux illustrations en direct.
Ce spectacle se déroulait dans le cadre d'un festival littéraire, "Le Goût des Autres", où de nombreux autres événements promettaient d'être intéressants : une lecture musicale de American Psycho de Brett Easton Ellis mise en musique par Thomas de Pourquery, une lecture musicale de A Visit from the Goon Squad (Qu’avons-nous fait de nos rêves ?), de Jennifer Egan par Keren Ann, des rencontres avec Paul Auster et Siri Hustvedt, invités du festival, la présence d'Irène Jacob, de Christophe Ono-dit-Biot ou de R.J. Ellory, et même un déjeuner préparé par le chef étoilé Jean-Luc Tartarin autour du thème des voyages transatlantiques.
Sur le papier, tout cela est très joli, mais encore fallait-il tout d'abord être informé des événements. Ce festival, organisé par la municipalité, n'a mis un site en place que quinze jours avant le début des festivités. De plus, il était impossible de réserver ou d'acheter des billets à distance, seule une billetterie physique à la mairie du Havre ayant été envisagée. Enfin, le week-end au Havre n'était pas facile à organiser en fonction du programme puisque celui-ci n'a jamais, ni avant, ni pendant, ni après, été mis en ligne sur le site du festival.
La performance de Christophe et Enki Bilal aux Docks débutait à 23h après la lecture d'Irène Jacob dans une salle à proximité. Le journal local informait qu'aucun billet ne serait vendu sur place et que la salle fermerait ses portes au début du spectacle. En arrivant 20 minutes auparavant, les spectateurs ont dû patienter près de 45 minutes en extérieur et dans les vents froids et humides de bord de mer, puisque seuls deux vigiles vérifiaient le contenu des sacs, l'organisation n'étant décidément pas le fort de ce festival.
Passé les contrôles, il fallait se déchausser, passer par des pédiluves, trouver un casier où ranger ses chaussures, avant d'accéder au lieu du spectacle. On croisait même des jeunes en maillot de bain ou en train de se changer dans des vestiaires devenus mixtes. Dans la "salle", en fait l'espace "Petit Bassin" de la piscine, il semblait y avoir plus de monde au bar que devant la "scène", un vague espace avec un rideau tendu où Christophe jouait sur un piano demi-queue et où Enki Bilal projetait certains de ses dessins sur les murs.
Dans un espace où des jeunes bourrés, en slip de bain, beuglaient pour s'entendre parler, le chant de Christophe avait à peu près autant de rendu que le son d'une enceinte de téléphone dans une rame de métro. Ce n'était absolument pas les meilleures conditions pour profiter des "Paradis perdus", de "La man" ou du "Dernier des Bevilacqua". Enki Bilal projetait, sans vraie motivation, des détails de ses peintures sur les murs, ici un visage, un œil ou un simple trait, mais même les angles de projection n'avaient pas été pensés puisque les dessins étaient coupés en deux ou presque cachés à ceux qui résistaient pour se tenir debout devant les deux artistes. Le terme qui convient est bien "résister" car il fallait échapper aux projections de bière renversée sur les pieds nus des spectateurs et aux bousculades des amateurs de moule-boules, exhibant leurs chairs flasques et leurs abdos Kronenbourg, pressés de retrouver le chemin du bar.
Après un dernier "Comme si la terre penchait", Bilal et Christophe, les mâchoires serrées, saluaient et quittaient l'espace Petit Bain de la piscine.
Alors pourquoi ces maillots de bain ? Certainement parce que c'était ensuite au tour de Rubin Steiner et d'Ivan Smagghe de venir en DJ set et que le bain allait être ouvert aux teuffeurs. Il n'est pas non plus évident que ces deux DJ's, aux mix exigeants, se soient bien adaptés à l'ambiance club de vacances discount imposée par la plupart des membres du public. Encore une fois, c'est bien l'organisation du festival "Le goût des autres", qui en confectionnant cette affiche grand-écart, a complètement raté son coup.
Le titre du dernier album sorti par Enki Bilal résume à lui seul tout l'esprit de cette soirée : Bug. |