Réalisé par Rainer Werner Fassbinder. RFA. Drame. 2h03 (Sortie le 2 mai 2018 - première sortie 197). Avec Rainer Werner Fassbinder, Karlheinz Böhm, Peter Chatel, Harry Baer, Ulla Jacobsson, Adrian Hoven, Barbara Valentin et Ingrid Carven.
Pour parler du cinéma de Rainer Werner Fassbinder, on a envie de multiplier les hyperboles. Les qualificatifs ordinaires ne semblent pas suffire pour désigner cette œuvre protéiforme, née d’un appétit gargantuesque de cinéma, d’une nécessité folle de créer.
Cinéma, télévision, théâtre, il a touché à tout, et tout transformé. Il fallait donc au moins cette rétrospective, à la Cinémathèque française et dans les salles (suivie de rééditions DVD par Carlotta) pour aborder le travail de celui qui réalisa 40 films en 13 ans.
Qui d’autre que l’enfant terrible du cinéma allemand aurait pu oser adapter, en un feuilleton de quinze heures, le roman fleuve d’Alfred Döblin, "Berlin Alexanderplatz" ? Perdre Eddie Constantine au milieu des improvisations de "Prenez garde à la Sainte Putain ?" Dire le désir avec cette fougue dans "Querelle", d’après Jean Genet ?
Rainer Werner Fassbinder liait les destinées individuelles à l’Histoire, celle d’un pays, l’Allemagne, cette mère blafarde qui porte encore les stigmates de la Seconde Guerre mondiale, celle qu’on aime, celle qui nous dégoûte par ses crimes et son silence coupable. Ces destins sont souvent ceux de femmes : Hanna Schygulla, Ingrid Caven, Barbara Sukowa sont indissociables du cinéma de Fassbinder.
Ce sont des survivantes, des femmes qui savent aimer, mais qui savent aussi se battre, parfois à la déloyale, puisque le monde est ainsi fait, et qu’il faut savoir s’y faire une place. C’est, par exemple, la Maria Braun du "Mariage de Maria Braun", qui cherche son mari à la fin de la guerre, et parvient, par son intelligence et ses charmes, à se faire une place temporaire au soleil d’une Allemagne en plein miracle économique.
Le personnage qu’incarne Fassbinder dans "Le Droit du plus fort" n’a pas cette capacité de survie et d’adaptation. Franz Biberkopf - nom du personnage principal de "Berlin Alexanderplatz", et qui pourrait être traduit par "tête de castor", ce qui n’augure rien de bon - est un forain.
Beau garçon, un brin arnaqueur, un brin gigolo, il gagne au loto sur un coup de chance. 500 000 DM, de quoi mener la belle vie. A une soirée chez un amant, il fait la connaissance d’Eugen (Peter Chatel). Comme son prénom l’indique, Eugen est bien né. Bien éduqué. Propre sur lui. Mais son entreprise court à la ruine, dirigée par un père alcoolique. Et le mépris de classe qu’il ressent d’emblée pour Franz se mue en intérêt quand il découvre la fortune de celui-ci. Une fortune qu’il va s’employer, méticuleusement, savamment, à s’approprier.
"Le Droit du plus fort" est une tragédie antique où le destin apparaît sous les traits de Max (Karlheinz Böhm), l’amant providentiel. C’est lui qui aide Franz à trouver l’argent pour acheter le billet gagnant, lui qui présente Franz à Eugen, lui qui est témoin de l’atroce chute de Biberkopf et l’un des participants à sa ruine. Souvent silencieux, élégant, il incarne cette force qui mène les hommes à leur perte.
Où est la liberté promise par le titre original pour ce Franz Biberkopf, prisonnier de sa classe ? Car Eugen ne se contente pas de piller son compte en banque, il œuvre surtout pour détruire l’identité de cet amant qui sent trop le prolétaire. Tout y passe : la garde-robe, la décoration, les manières.
Franz résiste parfois, comme lors d’un drolatique et bouleversant dîner avec les parents d’Eugen, où il multiplie les faux-pas. Pour Eugen, comme pour ses parents, les gens comme Franz seront toujours intempestifs : ils parlent de ce dont ils ne devraient pas parler, ils font trop de bruit en mangeant, ils existent trop fort dans le monde douillet et capitonné des bonnes manières. D’où une annihilation lente et méthodique, à laquelle Franz se soumet.
C’est donc l’histoire d’un rapport de force - et d’une lutte des classes - qui constitue le cœur de cette histoire d’amour à sens unique. Car Franz aime Eugen, désespérément. Le joli gigolo, qui paradait crânement les fesses moulées dans un pantalon de cuir, une veste en jean portant son surnom de forain sur le dos (surnom ironique : Fox, comme si la ruse faisait partie de ses attributs) devient soudain modeste et gauche. Son propre désir est rejeté ; alors il achète l’amour d’Eugen, plus ou moins consciemment.
Ce personnage annonce le héros de "Je veux seulement que vous m’aimiez", un très beau film réalisé pour la télévision, où un homme d’origine modeste s’endette pour gâter sa famille et ne parvient pas à s’arrêter. "Je veux seulement que vous m’aimiez" aurait d’ailleurs pu être le titre du "Droit du plus fort", un cri d’amour lancé à la face du monde.
Sans la barbe et la moustache qui lui mangeront plus tard le visage, Rainer Werner Fassbinder a quelque chose d’un enfant perdu, égaré dans un monde d’adulte où il croyait avoir trouvé sa place.
La construction extrêmement précise de l’espace montre un Franz enfermé. Coincé entre les barreaux d’un escalier, isolé sur une terrasse, son univers se réduit peu à peu. Même dans le monde interlope des homosexuels de l’époque, que Fassbinder dépeint avec humour et tendresse, Franz fait figure de paria : trop bien habillé, trop riche, trop naïf. Dans cette Allemagne où on achète le désir et l’amour, il y aura toujours plus de perdants que de gagnants. |