Réalisé par Pierre Rissient. France/Philippines. Drame.1h35 (Sortie le 30 mai 2018 - Première sortie juin 1982). Avec Feodor Atkine, Eiko Matsuda, Gloria Diaz, Bembol Roco,
Philip Salvador, Louie Pascua et Joel Lamangan.
"Ma solitude est la seule liberté", martèle la voix off. La solitude au sein de Manille, ville grouillante, ville troublante de vie, dans des chambres d’hôtel où Ivan (Feodor Atkine) ne parvient pas à trouver le sommeil. La solitude dans les bars, où il attend Maki, la serveuse, ou une autre, qu’importe, puisque les filles de Manille sont si belles.
"Cinq et la peau", de Pierre Rissient, disparu en mai 2018, est un poème d’errance, écrit avec Eugène Guillevic. Les dialogues, les monologues, les réflexions sont superposés à l’image par la voix off. Ce décalage entre représentation et pensée nimbe le film d’une étrange aura, comme si le réel, si coloré, restait à jamais inaccessible.
Le récit est construit en fragments, qui passent et repassent, bouffées de conscience d’Ivan. Il voit les Philippines, avec sa vie si dense, ses artères pleines de monde, ses taxis poussiéreux, sa misère qui atteint une forme de transcendance, dans les yeux d’un personnage en quête de sens. Une ville où chacun est tourné vers l’essentiel: la survie, et donc l’activité, contrairement au protagoniste qui ne sait où se fixer, et regarde avec envie ceux qui n’ont pas le luxe de se poser cette question.
C’est un récit de voyage où l’on tourne en rond plus qu’on n’avance, et où tout l’être est convoqué. Car le "Cinq et la peau", un alcool chinois qui mélange cinq liqueurs et l’écorce, désigne aussi les cinq sens pour un personnage principal en perdition.
Les images se multiplient. Il y a ces galeries d’art qui exposent des photographies d’un temps sans nom, et qui font surgir d’autres images. Celles de films, aimés et oubliés. A travers son personnage, Pierre Rissient rend ainsi hommage à quelques cinéastes qui comptent pour lui. Au centre, Lino de Broca, grand cinéaste des Philippines dont il célèbre la passion et le rire.
Les vieux maîtres d’Hollywood, que Pierre Rissient critique a défendu toute sa vie, ne sont jamais loin. Il redit la naïveté de Fritz Lang, le regard de John Ford, la puissance de Raoul Walsh, grand convocateur des forces tellurique, filmeur de l’eau et du feu. De très belles séquences, qui évoquent le Godard des Histoires du cinéma.
Les Philippines, corps vivants, s’incarnent à travers les femmes entrevues et désirées. Toutes portent en elles l’histoire de cette île, son passé et son futur. Dans un déferlement de visions et de fantasmes, les apparitions se succèdent. Chacune est unique, et pourtant remplaçable dans les bras d’un personnage masculin insatiable et insatisfait.
On pense à toute cette littérature de la fin du 19ème siècle, qui décrit l’enlisement dans un esthétisme mortifère. Avec ses petites statuettes, ses meubles de bois, ses curiosités, Ivan n’est jamais très loin d’un des Esseintes en voyage.
"Cinq et la peau" fétichise autant, si ce n’est plus, la première rencontre avec ces femmes que les nuits passées avec elles. A chaque fois, elles semblent poser, comme des fleurs attendant qu’on les cueille, passives et offertes. Ce n’est sans doute pas un hasard si la scène d’amour la plus explicite a lieu avec une femme qu’Ivan n’a pas découverte par le regard, mais par l’oreille. Allongé dans sa chambre d’hôtel, il entend les feulements rauques d’une femme qui jouit. Il la rejoindra plus tard pour voir ce cri d’amour.
Au son du jazz Blue Moon, ce défilé de souvenirs ou de fantasmes devient une valse mélancolique des temps perdus, noyés dans la fumée des cigarettes, perdus au fond d’un verre dans un bar obscur, jetés dans l’ivresse des sens qui sert surtout à combattre l’insomnie.
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