A l'occasion de la sortie du dernier album d'Eiffel, Stupor Machine, nous avons rencontré le chanteur Romain Humeau, fidèle au rendez-vous quasi annuel avec Froggy's Delight, que ce soit en solo ou avec Eiffel.
Eiffel s'apprête à sortir son sixième album studio Stupor Machine, après 18 ans d'existence. Le groupe revient après une pause de 7 ans. De ton côté, tu as sorti trois disques, tu as tourné pour les deux albums Mousquetaires... A quel moment tu t'es dit : 'Ça y est, on reprend le groupe, on repart sous la forme Eiffel ?' Qu'est-ce qui t'a motivé dans le fait de reprendre le groupe plutôt que continuer en solo ?
Romain Humeau : En fait, c'était prévu ! Pour nous, c'est plutôt 5 ans de pause, entre la fin de la tournée Foule Monstre en 2012-2013 et le fait qu'on ait commencé l'album en douce il y a un an.
Effectivement, j'ai fait trois albums solo, Vendredi et les Limbes du Pacifique et les deux Mousquetaire mais j'ai aussi produit trois disques pour Bernard Lavilliers donc en fait, ça n'a pas arrêté !
Ce n'est pas que moi qui ai décidé qu'on reprenne Eiffel. Nous nous étions dit qu'on reprendrait Eiffel à un moment donné. On se parlait régulièrement et on s'est dit : 'c'est maintenant !'... tout bêtement !
Comme en solo, j'ai peut-être exploré d'autres sons, d'autres manières de présenter mes chansons, Eiffel en étant une, j'avais envie de refaire ce son-là. Mais avec le groupe, on n'avait pas envie de faire un album d'Eiffel comme on le faisait avant. Ça ne veut pas dire ne pas faire un album de rock. On voulait faire un album de rock donc ça a donné Stupor Machine. Après, c'est aux gens qui écoutent à y voir ce qui est différent ou pas !
Un groupe qui reste le même que pour les trois derniers albums.
Romain Humeau : Comme depuis 2008, 11 ans, quand Nicolas Bonnière est arrivé dans le groupe.
La pochette de l'album montre vos quatre visages, au même niveau, une façon de montrer les groupe comme une entité, une unité ?
Romain Humeau : Je ne sais pas si on avait besoin de montrer que nous sommes une entité parce qu'on a l'impression d'être une entité depuis un petit moment. On sait tous que pendant 5 ans, ça a bougé dans Eiffel mais quand un groupe dure 20 ans...
En fait, Nicolas Courret, Estelle et moi, on est les membres fondateurs d'Eiffel. Mais maintenant, ça fait tellement d'années que Nicolas Bonnière est dans le groupe qu'on ne s'est même pas posé cette question là !
Par contre, on avait un modèle pour cette pochette qui était l'album White des Beatles.
On voulait faire le truc le plus nu qui soit, le plus simple. A un moment donné, je voulais appeler l'album simplement Eiffel. Le nom et les quatre visages !
Le titre, justement, Stupor Machine...
Romain Humeau : Stupor Machine, c'est une vieille chanson que j'avais écrite en 1997 je pense et qu'on jouait sur scène en 98-99...
La petite histoire marrante c'est qu'en fait, pendant un moment, l'album devait s'appeler Vertigo. Vertigo est utilisé dans la chanson "Chocho". On voulait vraiment quelque chose qui soit du registre de l'effroi, de la tension, d'une spirale infernale qui va aller vers la mort, au moment où l'on s'est décidé pour ce titre, le groupe Minuit (les enfants de Catherine Ringer et Fred Chichin) ont sorti un album qui s'appelait Vertigo... donc on a dit OK, on ne peut pas et on a eu cette idée là !
Stupor machine, c'est la machine à effroi...
Dans la biographie donnée avec le disque, on peut y lire que c'est un album de désespérance mais qu'il ne faut pas confondre avec désespoir...
Romain Humeau : C'est ça !
Une sorte de cri...
Romain Humeau : Je sais pas si c'est un cri... On est plus âgés, on se tient toujours au courant de l'actualité. Pas plus que les autres mais on est sensibles à ce qu'il se passe dans le monde, et tu ne peux pas t'empêcher de l'évoquer quand tu fais des chansons. Moi, je ne peux pas !
Je me suis mis dans la position d'anticipation où ce qu'on dit à l'heure actuelle je le mettais dans 15-20 ans. Parfois, on pouvait se dire est-ce que tout n'est pas fini pour l'espèce humaine ?
J'estime que là, c'est un album totalement différent de tout ce qu'on a fait.
Il peut y avoir des similitudes avec "Nippon Cheese Cake", une chanson que j'ai écrite pour mon album solo. J'ai écrit les titres de Stupor Machine pendant que j'écrivais Mousquetaire #2.
Donc des titres écrits il y a 2-3 ans ?
Romain Humeau : Non, c'était sur la fin donc plutôt un an et demi.
Les gens ne se rendent pas compte mais quand tu sors un album en 2019, les titres, il faut les avoir écrits avant, avant de les produire et tout...
Comment s'est passé l'enregistrement ? Vous avez fait ça chez vous ?
Romain Humeau : En deux périodes. En février 2018, on est allé 15 jours au Black Box Studio à Angers.
Je voulais déléguer une partie de l'enregistrement. C'est mon ami Hugo Cechosz, avec qui je joue en solo, qui est bassiste, qui a enregistré, qui a fait les prises des basics tracks, c'est-à-dire basse / guitare / batterie.
Après, j'ai tout ramené au studio des Romanos, à Bordeaux et on a fait les overdubs des guitares, j'ai fait toutes les voix, les editings, la prod, etc. J'ai tout mixé au studio des Romanos.
Des participations sur l'album ?
Romain Humeau : Aucune. C'était l'un des préceptes de l'album, il n'y a pas une personne autre qu'Eiffel qui joue sur ce disque. Pas de choeurs, pas de sax ou de trucs comme ça, ce qu'on adore tous mais là on s'est dit on fait White des Beatles : que nous 4 !
On est tous à nos rôles respectifs, je joue aussi pas mal de piano, Estelle de la contrebasse, Nico (Courret) a fait les percussions, en plus de la batterie. Nico (Bonnière) a fais du dobro, on a fait les guitares acoustiques tous les deux, on a tous fait les chœurs.
Il y aura combien de titres sur la version finale ?
Romain Humeau : 13 titres.
J'ai trouvé que dès le premier titre, "Big Data", on retrouvait le son "Eiffel" : grosses guitares, la voix plus poussée... une façon de dire voilà, on revient avec Eiffel ?
Romain Humeau : En fait, c'est le son Eiffel mais peut-être pas sur le même registre musical parce qu'il y a un truc un peu "rocky" des années 50, ce n'est pas ninety's.
On voulait un p'tit truc rock dans l'album genre Bill Haley, Elvis Presley...
Et en même temps, on a toujours aimé (inutile de citer les Pixies, c'est dans l'ADN d'Eiffel) des choses fun, comme Supergrass... je parle de la musique, pas des textes.
On voulait arriver à ça en intro.
Après les guitares saturées et tout ça...
Le truc que tu prends direct...
Romain Humeau : C'était ce qu'on voulait, on est très content. Je pense que le son est mortel.
Ce ne sont que des Vox poussés à fond, sans pédales. Il n'y a rien.
On l'a fait à fond, comme le faisaient les Who ou les Beatles.
Je pense aussi que cet album peut relever aussi d'une part de modernité : on a pris des bouts de ces vieux trucs pour dire que le rock'n'roll, c'est que ça, ça vient de là et après, on essaie de faire autre chose avec.
Harmoniquement, il se passe plein d'autres choses.
Au fur et à mesure de l’album, on alterne entre gros son et des titres plus doux, du punk de "Manchurian Candidate" à des titres plus "chanson" comme "Gravelines", "Terminus".
Romain Humeau : Ouais, "N'aies rien à craindre", empruntant à "Heroes" de Bowie...
Oui, cette chanson me faisait beaucoup penser à Bowie...
Romain Humeau : Il est cité dans la chanson : "Toi, tu resteras avec les dauphins du Thin White Duck". Et "Gravelines" emprunte à "Perfect Day" de Lou Reed.
On trouve également des chansons plus vindicatives "Big Data", "Oui" et des chansons d'amour "Chasse Spleen" et "Chocho"...
Romain Humeau : La différence, c'est que "Chasse Spleen" est vraiment une chanson d'amour universelle qui pour nous est très importante. Le disque est très dur et très noir pour les textes.
"Manchurian Cadidate" parle des expériences qu'on fait les médecins nazis accueillis par la CIA et la question de : "est-ce qu'on est pas en train de faire la même chose avec les réseaux sociaux en ce moment ?"
"Chocho", ce n'est pas du tout une chanson porno mais "chocho", ça veut dire chatte en espagnol, minou. C'est vraiment une ode au sexe féminin, c'est à l'origine du monde, à la naissance. Quand tu n'es pas croyant, l'idée d'une forme d'éternité par le renouvellement.
On a le titre "Oui", en référence à "A Tout Moment La Rue"...
Romain Humeau : C'est un antidote... Il est basé sur la même structure, ce n'est pas la même harmonie.
Quelque part, il demande pardon aux gens. Eiffel demande pardon aux gens d'avoir chanté "A Tout Moment La Rue".
C'est marrant, je l'ai écrit avant les gilets jaunes, il n'y a aucune référence.
J'ai écrit ça et puis finalement, les gens disent un petit peu non.
Je me sens très touché parce qu'il se passe avec les gilets jaunes... Ce n'est pas que des chasseurs ou le front national, il y en a peut-être que 5%. Les médias veulent les faire passer comme ça, ils ont tout intérêt bien sûr. Les médias, ce sont des bourgeois, ils ne comprennent pas les 90% des gens qui vivent en France. Il n'y a que 10% de bourgeois !
Ce qui me gêne de plus en plus, c'est un problème personnel, que beaucoup de mes amis ont aussi, c'est que j'ai été bien élevé pour dire non, pour faire "No pasaran", ça ne passera pas. Du coup, avec ce front républicain, on ne fait plus que voter contre... En votant contre, au final, on vote centre droit ou socialiste, c'est-à-dire à droite. Le socialisme, c'est à droite. Et j'en ai marre. Du coup, quand il n'y a personne en qui je crois, je vote blanc et tant pis s'il se passe ce qu'il se passe...
C'est l'inverse de ce que j'ai tout le temps appris et que j'ai tout le temps fait !
J'ai toujours voté pour faire front...
Pour le moins pire...
Romain Humeau :
Oui, mais en même temps, en votant pour le moins pire, la seule chose qu'on ait faite, c'est voter Macron. Moi, je ne l'ai pas fait. En votant Macron, on est quasiment sûr d'avoir le pire !
Un petit mot sur "Terminus" ?
Romain Humeau :
Deux raisons à Terminus.
Je suis parti du titre parce que j'ai trouvé que c'était un beau titre, tout bête, de fin d'album !
Et puis, comme depuis l'album A tout Moment, on se dit que chaque disque d'Eiffel pourrait être le dernier, si Eiffel était fini demain et bien on terminerait par la chanson "Terminus", ça serait super logique.
Ça, c'est un petit détail formel.
Ce que contient l'album, c'est l'idée qu'on retrouve dans une chanson dont il est inspiré qui est "Take One Last Look" de Tom Waits, qui dit quasiment la même chose que "Terminus" : "Regarde il y a Maman qui prépare une tourte, regarde, y'a le lait qui coule, regarde les enfants sont en train de jouer, regarde y'a les oiseaux qui volent"... C'est d'une simplicité, d'une pureté enfantine... Et là, tu dis "regarde le monde dans lequel tu vis, tu vas le perdre !"
"Terminus", c'est presque post-apocalypse... Est-ce qu'on n'est pas au moment où on est tous en train de se dire adieu ?
C'est pour ça que l'album est très dur !
La conclusion du disque est la conclusion de ce que tu dis dans le reste de l'album.
Romain Humeau :
Exactement.
C'est un axe de narration. Je ne sais pas ce que je pense de ça mais je me mets dans la situation du mec qui dit "OK, on y est". Tu parles à tes enfants, tu parles à tes parents... puis... et merde ! Tout est fini !
Cet album-là, tout est basé là-dessus, c'est un peu particulier. Ce n'est pas un album suicidaire, je ne veux pas mourir...
Là, on évoque ça maintenant mais c'est toujours vu un peu... "C'est pas possible"... Personne n'y croit, on continue à se gaver d'iPhone, de pesticides, de croire qu'on est libre... Alors qu'on n'est pas du tout au siècle des lumières !
C'est un peu ce que dit l'album mais au fond, c'est un questionnement !
Dans l'album, il y a des fables ! "Big Data" est une fable, Malika n'existe pas, c'est la seule personne sur Terre à ne pas être fichée par le big data et tous les autres sont des zombies... C'est une petite histoire presque idiote, je voulais faire un truc un peu rigolo. C'est la dernière, il faut la ficher absolument, que tout le monde soit réseauté, pucé, connecté, ait une bagnole connectée... Si tu n'as pas souscrit à une assurance particulière, une personne peut décider que tu es à risque alors pourquoi pas te crasher.
C'est frôler le complotisme.
Tu le frôles mais tu te dis je nesuis pas loin quand même...
C'est pour dire aussi que moi, je ne veux pas ça et que je pense que je vais déménager... Je ne parle pas de changer de pays... on vit en ville à l'heure actuelle mais je pense qu'on va se retrouver dans une cabane.
Je vais quitter les iPhones, on va quitter tout ça, nous ce sera slow attitude ! (Rires)
Pas de pré tournée cette fois ?
Romain Humeau : Si mais en même temps, c'est un mensonge... En fait, on "pré tourne" au sortir de l'album. Tout ce qui se passe de mai à août, environ 25-27 dates : la moitié en France et la moitié en Belgique et en Suisse.
On voulait jouer le moins possible en France pour commencer la tournée en France à partir de septembre. La tournée des clubs, celle qui nous intéresse le plus, c'est à partir de septembre.
Avec six albums, ça va commencer à être dur de faire la setlist, non ?
Romain Humeau :
Bonne question ! J'ai fait un premier dégraissage que j'ai soumis aux autres. On en discute ensemble. Mais j'avoue que j'aime bien jouer les nouveaux trucs ! Avec Eiffel, et je vais me retrouver dans la même situation en solo, on me demande toujours les anciens titres, ça fait plaisir, je le comprends mais je n'ai pas envie de me retrouver à faire ça pour faire plaisir... Pour la tournée de septembre, ça pourra donner lieu à des concerts longs.
Je pense qu'on va jouer la moitié du nouvel album et quelques anciens titres et puis il faudra s'arrêter...
Vous avez hâte de retrouver la scène ?
Romain Humeau :
Oui ! Et on veut surtout l’appréhender différemment : on veut mieux jouer. Eiffel peut mieux jouer que ce qu'il a déjà fait ! Pas en frime ou en virtuosité mais en précision, plus articulé, plus félin.
C'est génial que tu me dises que tu retrouves le "gros son Eiffel" parce qu'il n'y a pas de saturation. Ça va être moins saturé mais on veut jouer plus tendu pour ce qui est du rock'n'roll. Et on veut faire d'autres choses aussi !
A noter qu'on va jouer à cinq, comme pour Foule Monstre mais le cinquième ne sera pas Fred Ozanne, qui est un super pote. Ce sera un musicien assez particulier, que je connais depuis 5-6 ans. Il s'appelle Damien Poureau et il fait surtout de la musique baroque. Il joue aussi de la guitare classique et électrique, il joue des claviers et il chante aussi.
Sur un titre comme "Big Data", il y a cinq guitares, des synthés, des chœurs... donc à quatre sur scène...
On n'a pas envie de jouer avec des machines.
C'était peut-être l'erreur que j'avais faite sur Foule Monstre. Aimant beaucoup Gorillaz, j'ai voulu en mettre un peu dans Eiffel mais je pense que ça me va mieux en solo mais moins à Eiffel donc j'essaie de distancier de plus en plus les projets.
Donc il n'y aura pas d'électronique sur scène.
Et tes projets parallèles ? La dernière fois qu'on s'est vus, tu m'avais parlé d'un Mousquetaire # 3 et #4.
Romain Humeau :
Oui, ces albums-là existent et vont sortir. Dans un mois, je me colle à la fin de ce qui va être Mousquetaire #3, composé de dix B-sides et qui va s'appeler Mille Milliards de dollars. Un album qui devrait sortir en septembre, pendant la tournée d'Eiffel.
Le Mousquetaire #4 sera un live. Nous avons les bandes, on va les rusher et on le sortira sûrement début 2020.
Et puis j'ai déjà écrit deux albums solo en plus...
Donc on repart sur une pause, deux albums solos...
Romain Humeau :
Je ne considère pas que quand Eiffel s'arrête, c'est une pause. Les autres font pleins d'autres trucs aussi.
Eiffel, on ne sait pas... je pense qu'à un moment, un groupe de rock doit s'arrêter !
Ce sera la tournée qui va nous dire à la fin si on a envie de refaire un album.
En tout cas, moi, j'écris. Je n'attends pas de tourner pour savoir si j'ai envie d'écrire !
Là, tout de suite, j'ai envie d'écrire !
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