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puce Jean-Guillaume Selmer - Kyudo Records
Interview  (Par mail)  juin 2021

Quel est le point commun entre les beaux disques de Sylvain Daniel, Leon Phal et Warren Walker ? Le label français Kyudo Records. Un label jeune mais déjà enthousiasmant ! Rencontre passionnante avec son créateur Jean-Guillaume Selmer.

Comment est né Kyudo Records ? Qu’est-ce qui fait qu’en 2020-21 on puisse avoir l’envie, l’idée de lancer un label de jazz ?

Jean-Guillaume Selmer : Il y a déjà trop de manières de répondre à cette question, je commence à peine que ça m’angoisse déjà. Pour faire au plus simple, c’est le résultat naturel d’un cheminement professionnel d’une quinzaine d’années dans ces musiques.

Je dirige depuis 2008 une structure de production, de tournées et par extension de développement de carrière qui s’appelle DuNose Productions. On travaille aujourd’hui avec des artistes comme Thomas de Pourquery, Laurent Bardainne, Pierrick Pédron, Gauthier Toux, Limousine, Chlorine Free, Jaga Jazzist, Gystère, Dom La Nena, Christine Salem… et par le passé la chance de travailler avec des artistes comme Shabaka Hutchings & Sons of Kemet, Yom, Théo Ceccaldi, Alsarah, King Ayisoba pour en citer quelques-uns (la liste est longue, que ceux que je n’ai pas cités ne m’en tiennent pas rigueur…).

On en fait jamais le tour mais j’ai arpenté ce réseau des "musiques en marges" et j’en suis profondément amoureux. Je m’octroie le droit de dire que je vis pour ça. J’en ai vu aussi le "plafond de verre" et ai cru voir de manière pragmatique ces dernières années en France se réduire le champ des possibilités pour les diffusions de ces musiques.

J’ai le luxe de pouvoir lancer un label, parce qu’on a monté autour de DuNose une équipe juste formidable. Que des directeurs artistiques en puissance, que des kiffeurs. Elle me donne le temps d’imaginer le "méta", de faire mon petit projet perso tout en essayant de garder le travail le plus collaboratif possible sur DuNose. Je crois que j’ai le droit de dire que j’ai ma famille.

En lançant un label, je voulais avoir le maximum d’outils à ma disposition pour ne pas me sentir fataliste ni défaitiste par rapport à ce constat du rétrécissement, d’un manque d’excitation, de curiosité nouvelle et j’ai voulu pouvoir via Kyudo travailler sur le rapport direct entre la musique et l’auditeur qui nous donne l’impression d’être de plus en plus ouvert.

En tant que producteur de spectacle, étonnamment, je me suis toujours senti coupé d’une communication directe avec les publics, toujours le sentiment de l’existence d’un intermédiaire, d’un filtre. Il y a beaucoup d’intermédiaires qui savent énormément de choses sur les publics et sur ce que les gens veulent, mais il y en a beaucoup qui galèrent aussi. Trop, en fin de compte pour satisfaire "leur public" se sentent un peu obligé de faire un peu comme tout le monde et, je le comprends, limiter la prise de risque. Et ici, on parle de prise de risque.

Au bout seulement d’un an de travail, je sens déjà tout le potentiel qu’un label et une ligne éditoriale peuvent avoir pour toucher les gens et développer un univers au service des musiciens. Vraiment, c’est très old school, parce que ça correspond au vieux monde, mais le rapport au public et également aux professionnels de la musique change quand tu prends cette casquette de label.

Tu n’as jamais eu l’idée d’interviewer le patron de DuNose Productions qui va avoir 15 ans et x productions à son actif (je les compte plus), tu m’as proposé une interview en tant que label au bout de 6 mois d’existence officielle et trois références au compteur. J’enfonce cette porte ouverte : un label légitimise, alors que DuNose et Kyudo font exactement le même travail, on trouve les moyens de faire exister de la musique. Le nom même d’un label donne pourtant toute la différence, on se donne le droit de "tamponner", de valider publiquement, si tu fais ça bien (souhaitons-nous bonne chance), tu crées la confiance, de la confiance l’amour et de l’amour grandit toute chose. Et j’ai envie que ça grandisse.

La première fois que j’ai pensé à monter sérieusement un label, c’est quand j’ai commencé à collaborer en tant que tourneur avec Laurent Bardainne et son Tigre d’Eau Douce. J’ai vu son deuxième concert à la grandissime Dynamo de Pantin. On savait tout de suite avec l’équipe que ça allait être énorme. Il cherchait un label et je rêvais de lui dire "nous ! nous !" mais on n’était absolument pas structuré pour. On a connecté avec l’excellent label Heavenly Sweetness, ça a été rapide, simple et c’est vraiment parfait comme ça. Mais je tenais à être paré pour la prochaine occasion, elle viendra.

La deuxième fois que j’y ai pensé, c’est quand je n’ai pas réussi à mener à terme une signature avec Blue Note France. Je pensais que c’était prêt, que j’étais au bon endroit, au bon moment et qu’on allait réussir avec ce tampon qui est le plus prestigieux à légitimer le travail d’un artiste, voire commencer tranquillement à frimer hors de nos frontières. Je me voyais déjà boire des Pina Coladas avec Don Was. Nous ne sommes pas arrivés au bout pour découvrir à la fin qu’ils préparaient le Nougaro de Gad Elmaleh. A ce moment, il devient évident qu’il y’a une place à prendre. J’ignore si Gad bois des Pina Coladas avec Don Was…

En ce qui concerne la scène française, tout encourage l’artiste à être en autoproduction. Les labels se raréfient, les organismes qui subventionnent les enregistrements demandent aux artistes d’être structurés. C’est facile de sortir un disque aujourd’hui si tu sais utiliser un tableau Excel, te renseigner sur les chaînes de financement et embobiner un peu. Et si tu ne sais pas faire ça, il existe un business… des prestataires le font à ta place moyennant finances. C’est formidable bien sûr et ça permet une immense richesse des musiques pour qui a envie de chercher, et on ne finit jamais de creuser. Mais, de manière générale, chacun dans son coin. Et on espère qu’il y en ait un qui tire le gros lot.

En tant que label, je me plais à imaginer qu’en sortant du système de l’autoproduction, du "un projet = une structure", je peux réfléchir au concept de famille et par extension au Mouvement. Je pense que ce qu’on nous demande aujourd’hui, c’est de formaliser un Mouvement ; une énergie, qui existe déjà, à la fois suffisamment vague et suffisamment définie pour que l’on ait envie d’y adhérer et pourquoi pas de la faire évoluer ensemble. Je trouve qu’il est encore difficile aujourd’hui dans ces musiques de formaliser une famille au sens large et quand je sors mon nez de producteur de spectacle du guidon, j’essaie d’en prendre la mesure.

D’où vient le nom Kyudo ?

Jean-Guillaume Selmer : Le Kyudo, c’est la voie de l’archer. Un art martial conçu pour tuer puis une philosophie totale. L’art d’atteindre le centre de la cible en toute circonstance, l’art d’être parfaitement à propos et plus en profondeur d’appartenir complètement au propos. Tu peux vivre Kyudo (ce qui n’est absolument pas mon cas). Je l’ai très peu étudié mais j’avoue que les principes que j’ai pu saisir m’inspirent énormément. De ma propre interprétation :

La première fois que j’ai lu sur le Kyudo, on y parlait de volonté. Cela disait en gros que pour atteindre le centre de la cible, l’archer n’a absolument pas besoin de décocher la flèche. Il lui suffit de fixer tout son être et toute sa volonté sur le centre et la cible sera d’ores et déjà atteinte. D’ailleurs, l’acte ultime, décocher une flèche, ne nécessite pas une action mais bel et bien un lâcher-prise. Tout était déjà là, il suffisait de lâcher la corde.

Le deuxième aspect qui me séduit énormément est celui de pleine conscience. Le Kyudo ritualise chaque geste, chaque étape. Aucun geste n’est superflu, il est pensé pour une efficacité maximale et y intègre parfaitement les principes esthétiques. Tout y est essentiel et beau, toute l’énergie physique, mentale et spirituelle est dépensée au seul but du rituel. Le Kyudo te redonne pleine conscience aussi du temps, tu resitues chaque intention dans un continuum avec une origine et un but, tu te dois d’avoir pleine conscience d’où tu viens et où tu projettes d’aller. Pour finir avec le principe de pleine conscience, le Kyudo te demande de considérer l’ensemble des parties comme un tout. Il n’y a plus d’archer, d’arc, de flèche, d’air et de cible. Il y a l’intention de te projeter au cœur de la cible. C’est un processus intime et personnel, ton monde intérieur qui s’imprime sur le monde extérieur

Enfin, le Kyudo demande de vivre sa vie comme on exerce son art et d’exercer son art comme on vit sa vie.

Bref, pour entreprendre quelque chose, la symbolique du Kyudo me semblait relativement "sympa". Surtout que je suis pas du tout un mec Kyudo et ça m’ennuierait vraiment de l’être. C’est un vrai bordel dans ma tête, c’est un vrai bordel dans mon environnement. Je me plais dans la confusion. Je suis le genre de personne à savoir où se trouve un papier planqué dans une pile de papier divers parmi d’autres piles. Enfin la plupart du temps…

Et justement, les fois où tout s’aligne, où le geste devient pur et évident, où l’on a conscience de l’origine et de la destination, que ça prend de fait sens, où l’on a le sentiment qu’on était fait pour ça, qu’on fait partie d’un tout, que du chaos naît l’évidence, l’essentiel, je trouve ça réellement magique. Ça m’arrive de temps en temps.

Comment choisis-tu les artistes qui vont faire partie du label ? Pour le moment, nous ne pouvons qu’entre Sylvain Daniel, Leon Phal ou Warren Walker que saluer la pertinence de ce choix.

Jean-Guillaume Selmer : Merci (rire gêné et humble) (nda : pardon ça me faisait marrer d’écrire ça). Pour prolonger ce qui a été dit au-dessus, je crois qu’il m’a juste suffi de lâcher la corde, tout était déjà là.

Les projets que j’accompagne aujourd’hui sont le résultat de 15 ans de préparation plus ou moins consciente. Les autres disques que je suis en train de préparer sont également le résultat de ce mouvement. Un jour je l’espère, je verrais la flèche se planter quelque part et je voudrais bander l’arc à nouveau. Mais on n’y est pas encore. En ce moment, je mets à plat ce que je vis depuis 20 ans, je viens juste de laisser la corde partir. Plus tard, Inch’allah, on partira faire de l’exploration.

Sylvain, Warren et Léon gravitent dans mon univers depuis longtemps.

Je travaille avec Sylvain Daniel depuis plus de 10 ans. Comme sideman d’abord (Yom & The Wonder Rabbis), puis comme réalisateur et arrangeur (The Afrorockerz, l’album éponyme, grand disque inconnu) et enfin comme leader (Palimpseste, son projet sur la ville de Détroit, grand disque tout court). Sylvain est pour moi un musicien vraiment extraordinaire, et bien qu’on parte d’un instrument à la base plutôt considéré sommaire (la basse), tout ce qu’il touche se nimbe d’une classe immédiate. Que ce soit dans le jazz : Gambit de Julien Lourau, Yom & The Wonder Rabbis et Songs for the Old Man, Thomas de Pourquery avec Von Pourquery et DPZ, Laurent Bardainne et le Tigre d’Eau Douce, records de longévité avec l’ONJ (pour moi indispensable double album Shut Up & Dance avec Hollenbeck, bassiste sous Yvinec, Olivier Benoît et Frederic Maurin…). Que ce soit dans d’autres musiques aussi. Bassiste sur le dernier EP de Jeanne Added, Sur les dernières productions de Jain, et récemment directeur musical pour les tournées de Camélia Jordana. Sylvain est le dénominateur commun à bien des projets qui m’animent et quelqu’un qui ne s’enferme jamais dans une bulle.

En tant que compositeur et leader, il est important pour moi de l’accompagner. Tout simplement parce que je le trouve magnifique. La musique qui habite Sylvain est triste, toujours. En détresse même. Et dans cette détresse, il y insuffle une énergie monstre, ce n’est pas un truc de pleurnichard, ça vit, ça se débat, ça lutte. Jusqu’à présent il a parlé au travers de ses compositions d’une ville industrielle en ruine, qui a laissé ceux qui l’ont faite vivre dans un abandon total et les a réduits à l’état de fantômes. Palimpseste parle de la musique qui a été créée au fil de cinquante ans par les habitants de Détroit, d’une communauté exploitée d’abord, puis négligée et abandonnée dans une misère totale. Et la musique est belle et il y a de quoi parler. Puis il a parlé du deuil et de la rupture via Pauca Meae. Et dans ces deux projets, on y perçoit toujours une infime lumière. On y perçoit l’espoir naissant et balbutiant, très fragile. A la fin de ces albums, on est incapable de dire si cette flamme a vacillé et s’est éteinte ou si elle est le début d’un renouveau. Une fin à la Inception. Ça me touche énormément, aux larmes même. En dehors du fait que la musique soit belle et à la fois excessivement riche et accessible, je trouve cette notion de tristesse et d’espoir naissant capitale et unique. C’est jusqu’à présent pour moi sa signature, même si je le sais capable de bien d’autres choses, même si je jure que j’aime la good vibe. On en parle souvent de la good vibe avec Sylvain, de la musique "solaire". Ça le fait bien marrer. Comme toute personne triste, Sylvain est la personne la plus drôle du Monde.

Ma collaboration avec Léon Phal est quant à elle le fruit du hasard. Les trucs de la vie, ceux où tu es content de te rendre juste disponible. C’est Gauthier Toux, dont DuNose s’occupe des tournées, qui m’a d’abord présenté Léon. Un mec cool qui traînait sur les gigs, ils avaient fait le conservatoire de Lausanne ensemble. Je savais que Gauthier jouait avec lui et qu’ils avaient remporté le concours de Jazz à Vienne (un fort beau concours national… il y en a deux en France, je te parle de l’autre après). Son groupe était bien poussé par Thibaud Rolland, directeur du Nancy Jazz Pulsations. Il a déployé une énergie brillante à trouver un tourneur pour Léon et en tant que programmateur d’un gros festival de jazz, je gage qu’il connaît deux-trois structures de production sympa… J’ai fait partie des illustres sollicités, mais je voulais prioriser les projets personnels de Gauthier et laissé la proposition de Thibaud en l’air, ce truc très français du "oui mais non mais oui mais je te rappelle".

Le lendemain de mon annonce publique de la création de Kyudo, en septembre dernier, Benjamin Tanguy, le plus jeune des programmateurs d’un des plus gros festivals de Jazz Européen, Jazz à Vienne, bref un mec bien sous tous rapports, me laisse un sms du genre "wesh, ça te dirait d’être le label partenaire du concours de Jazz à Vienne ?". Je me suis fait tamponner direct. Un immense honneur bien sûr, et une confiance incroyable de la part de Benjamin, avec qui on parle musique depuis 10 ans, depuis le jour de la naissance de ma fille (il neigeait), née un 26 novembre, date de sortie du premier album de Kyudo, Sylvain Daniel, Pauca Meae, kr-2611 (et également date d’anniversaire de Sylvain).

Je lui dis "banco", il me dit : "ok, tu participes au concours 2021 et tu sors le disque du vainqueur (j’ai vu la liste des participants, je sais déjà qu’on va se faire du bien) et puis au fait, le vainqueur 2019 n’a pas encore sorti son disque, c’est pour toi". Léon Phal Quintet. Je connaissais Léon, je trouvais son précédent disque cool, son pianiste avait déjà tout mon love. Pourquoi pas après tout. Je rappelle Thibaud et lui dit qu’on va travailler le live et le disque.

Je croyais que je sortirai un disque "sympa" et que j’honorerai le partenariat de Jazz à Vienne.

Je me rends au studio pendant les prises, presque en touriste, tout était déjà organisé. Studio du Flon, le studio où Erik Truffaz a enregistré tous ses disques, et aux manettes de la session, Benoît Corboz, celui qui les a tous enregistrés. Ça dérushe et pendant que ça dérushe, je me rends compte que ça va être un putain de disque. C’est ultra efficace, ça groove dur et surtout (beaucoup s’y sont essayés à l’efficace et au groovy) c’est ultra bien fait (et ça change tout). Ça me reprojette immédiatement aux disques que j’écoutais à 20 ans, fin années 90 – début 2000, et que j’adorais : Groove Gang de Lourau, The Dawn, Bending New Corners de Truffaz, Time 4 Change de de Wilde (que du coup j’écoute là maintenant…), Bugge Wesseltoft et le New Conception of Jazz…(d’ailleurs je glisse ça là, je suis vraiment curieux de savoir qui lit ça, les trois premiers qui envoie "vas-y aboule les vinyles" et une adresse postale sur la messagerie Facebook de kyudo records, je leur envoie gratos les trois premiers vinyles du label). Et Léon, avec l’air de pas y toucher, il revient avec tout ça, sans que ce soit connoté, et ça sonne d’aujourd’hui à fond, et c’est classe à fond (risqué de rentrer dans ces références sans se risquer au débat sur la manière dont elles vieillissent) et il l’enregistre dans un des studios emblématiques… 100,000 streams en un mois, tournée des plus cool festivals d’été, beaucoup de projets, encore plein de choses à dérouler devant nous. Moi, il m’a juste suffi de me rendre disponible et de dire "pourquoi pas après tout" (tout en étant béni par le plus gros festival de jazz en France…).

Pour Warren, encore une autre histoire. Je connais Warren depuis longtemps, il est dans la place. Son groupe The Kandinsky Effect fait vraiment partie je crois des premiers à mettre ce truc moderne dans le jazz. Power trio basse, guitare saxophone, pléthores d’effets et une énergie nouvelle. Kneebody était sorti un peu avant, et j’ai du mal à visualiser d’autres groupes de l’époque avec la même énergie. Aujourd’hui, c’est le standard. On a réalisé avec Warren qu’on avait même partagé une scène ensemble il y a longtemps quand je jouais un peu de musique. Donc évidemment, Warren fait partie des musiciens dont je suis attentif.

En parallèle, il y a environ deux ans, j’ai commencé à m’intéresser aux synthés modulaires. Je suis tombé au pif sur une vidéo sur Suzanne Ciani sur Facebook, ça n’y parlait même pas de musiques, ça parlait des sons de synthèses, ceux qu’elle fabriquait pour des flippers et des marques de soda. Puis j’ai glissé sur le Buchla Concert et là j’ai senti la possibilité d’un méchant "Rabbit hole".

Même si j’ai creusé un peu les productions autour de cette musique avec une fascination naissante surtout pour les Français, Jonathan Fitoussi et le label Transversale, le label Err Rec, Etienne Jaumet, Alexandre Bazin, Fabrizio Rat (bref, les incontournables)… c’est surtout le dispositif en lui-même que je trouve captivant. Donc au lieu d’en écouter, j’ai acheté un monophonique pré-patché (Moog Grandmother), et j’ai commencé à faire joujou. Je le manipule excessivement mal, mais je peux me poser deux heures dessus et m’éclater juste à triturer un son, à brancher des trucs au hasard tourner des boutons au jugé et à me masser les oreilles.

Le principe du modulaire me fascine et il est super dur d’en voir la poésie si tu cherches sur internet, tu rentres tout de suite dans le très technique, le très froid, alors que c’est magique. Le seul document que j’ai lu et qui retranscrit ça pour moi c’est Laurent de Wilde avec les fous du son. J’espère qu’il y a bien d’autres références mais aujourd’hui si je veux introduire la synthèse et l’amour du clavier à quelqu’un, je lui passe ce bouquin…

Jouer des synthés modulaires, c’est jouer de l’enceinte comme d’un instrument à part entière. On branche un module sur le courant, le plus simple, un oscillateur, il envoie un signal électrique, ça tend la membrane, il arrête le signal, ça relâche la membrane. La membrane se tendant et se relâchant très rapidement fait juste vibrer l’air qui parvient à tes oreilles, en fait vibrer ta membrane qui retransforme les vibrations en signaux électriques qui stimulent ton cerveau. Assigne 440 impulsions électriques à la membrane par seconde (en appuyant sur la bonne touche du clavier) et ton cerveau perçoit un la. Ça me rend juste déjà complètement taré. Envoie deux signaux électriques simultanés, fait les entrer en résonnance, ça crée déjà une vibe. Ces signaux électriques tu les ordonnes en séquences, et tu les modules d’une manière infinie via des potentiomètres qui enveloppent ton signal électrique et lui dessinent une forme, une attaque, une tenue et une fin (oui je ne parle pas du decay), creuse encore dedans avec un filtre qui soustrait des fréquences sous certaines conditions, interbranche tous ces modules dans l’ordre que tu veux et tu peux te surprendre déjà un bout de temps. De l’électricité qui te fait vibrer des tympans, qui joue la musique des étoiles et qui te fait décoller et dont tu peux appréhender l’intégralité des paramètres qui semblent infinis, vraiment ça me fascine.

Quand j’ai vu que Warren s’y intéressait pendant le confinement, ça m’a vraiment excité. Au lieu d’utiliser un oscillateur, il envoie un signal audio dans les modules. Le premier teaser que j’ai vu, de mémoire, il travaillait sur un solo de Coltrane ou un truc dans le genre. Évidemment que c’était cool ! Le disque qu’on sort ensemble est habité de sources audio d’amis musiciens de Warren, on y compte Shaï Maestro, Arthur Hnatek, Isabel Sorling, Hermon Mehari… ce disque fait la jonction entre mon environnement naturel, les musiciens de "jazz" et un nouvel univers qui me passionne, celui du modulaire. Tout y est enregistré en live, pas édité, pas mixé, l’album est juste une sortie stéréo enregistrée, masterisée, gravée sur un vinyle. C’est beau, c’est aventureux, c’est classe, ça tire vers une autre référence pour moi, Warp, bref, c’était indispensable que Kyudo le sorte vite, que ça pose un étalon direct. Encore bien du travail sur ce disque, il va vivre sur la longueur, il va s’inscrire sur des plans à long terme mais je suis ravi des retours et de la bienveillance qu’il reçoit. C’est le plus dur des trois premières sorties et sur les feedbacks, il fait l’unanimité. Ça rend heureux.

Comment trouver une cohérence esthétique au-delà simplement du genre ?

Jean-Guillaume Selmer : Je ne saurais plus te citer la source (je suis preneur au cas où), j’avais lu une fois que l’intelligence c’est l’art de dissocier des concepts similaires ET de connecter des concepts complètement éloignés. Le premier se fait par l’étude et le deuxième par expérience j’imagine. En tout cas, ça me semble plutôt bien répondre à la question.

Savoir dissocier précisément un Chambolle-Musigny d’un Gevrey-Chambertin et savoir reconnecter sa dégustation à des souvenirs, à la joie d’un moment, ou alors à la terre, à l’histoire ou à Bacchus (je bois surtout de la bière, et j’ai toujours trouvé les œnologues en herbe très pédants, (mais moins pire que les "connaisseurs de bière")). Savoir reconnaître, qu’entre la bière, le vin et la chartreuse, ce que tu aimes, c’est la possibilité de dire / faire des conneries sans à avoir peur du jugement des autres et qu’au pire ce sera drôle et / ou inattendu, à minima sur le moment, au mieux ce sera nouveau. Reconnecter un concept chimique au concept du vivre ensemble. En faire naître un nouveau principe : se branler du jugement des autres sans bière à la main tout en les respectant, savoir se laisser flotter tant que tu ne fais couler personne et explorer. Ou savoir-faire de meilleures analogies…

On parle de créer des dénominateurs communs donc… au-delà des genres, il y a des terminologies que chacun aime à utiliser. En ce moment, j’aime utiliser ces mots : élégance, habité, Holly ghost (je l’ai beaucoup utilisé celui-là. C’est David Murray qui l’a expliqué à Valérie Malot (sa productrice), qui me l’a expliqué, je l’ai aimé, je l’ai fait mien), l’esprit, l’interplay (en dissociant l’interplay mélodique harmonique et rythmique (le "truc" du jazz) et ce que j’appellerai l'"interplay de production" (je sais c’est moche, je cherche un meilleur terme, il existe, faites-moi savoir) : des individus qui savent combiner des sons, des textures et créer collectivement et instinctivement une musique produite, un son, un mood. Aujourd’hui, j’aime les groupes "plug & play", où l’album se dessine directement pendant les prises et pas pendant la post-prod).

Il y a un mot que j’aime utiliser ces derniers temps par-dessus tout, c’est celui de l’honnêteté (j’ai vu que Warren Walker avait fait une interview où il parle d’honnêteté, ça m’a fait extrêmement plaisir, je sais pourquoi je bosse avec ce mec). Attention ! Ça ne s’inscrit pas du tout en contraire d’une musique malhonnête, je serais incapable de pointer du doigt une musique malhonnête, je pense que n’importe qui voulant s’exprimer veut le faire avec un maximum de sincérité, même Dua Lipa. Mais je perçois plusieurs degrés d’honnêteté et de sincérité et j’y suis sensible. Quand j’écoute une musique, à des moments, ça peut m’exploser au visage : l’artiste est en train de te montrer sa propre vérité, sa vision du monde. Et ce hors de tout discours sociétal ou politique, il t’expose une vision du monde que seule la musique peut exprimer, celle pour laquelle la musique aurait été inventé et in extenso pour le principe suivant.

Et de ce principe d’honnêteté donc découle le dernier mot que j’aime utiliser, et qui rejoint le concept de l’Holly Ghost que je mentionnais, c’est celui de communion. Communion d’artistes qui jouent ensemble, communion entre eux et un public, un auditeur. Personnellement, j’ai une pratique très intime de la musique, quand une musique m’offre sa vision du monde et que j’entre en résonnance, de tout ça nait l’énergie, ça circule de fou, ça crée le mouvement. Les Anglais, ils ont le même mot pour l’émotion et le mouvement. Pas con.

J’aime bien dire "beau" aussi, tout simplement. C’est juste vers ce principe de cohérence artistique que j’essaie de tendre.

Évidemment, je suis plus sensible à certains genres que d’autres. Mais j’essaie au maximum de me rendre disponible à tout. Pas une évidence à 40 ans. Déjà il faut avoir envie d’écouter de la musique (j’ai arrêté d’en écouter pendant plus d’un an, je pouvais plus, j’ai attendu de ré-avoir envie) et à 40 ans, pour explorer des genres, se forcer. Le cerveau est fait pour aimer particulièrement ce qu’il connaît déjà. Les choses inconnues, il faut lui faire rentrer dedans à coup de massue. Cela étant dit, j’ai deux filles de 9 et 10 ans. Elles écoutent NRJ... pour une bonne survie mentale, ça fait beaucoup travailler ta capacité d’ouverture (je kiffe désormais à fond les prods de Maître Gims et j’entends pourquoi il a été le maître du jeu). Comme je travaille la leur en mettant de temps en temps la "musique de papa". Elles sont moins tolérantes et bienveillantes à mon égard que je ne le suis au leur. Mais j’attends beaucoup d’elles et il me tarde vraiment d’entendre ce qu’elles écouteront à 16 ans, puis 20, quand elles trouveront leur truc… tout comme j’adore discuter musique avec les personnes avec qui je travaille et qui ont entre 20 et 30 ans, ils m’apprennent des tonnes de trucs, je suis au bord de la sortie de route si je ne fais pas gaffe… A un moment, c’est peut-être ça aussi la transmission.

Peux-tu nous parler des prochaines sorties ?

Jean-Guillaume Selmer : On vient de finir les prises du pianiste Yessaï Karapetian. Si on commence l’histoire par la fin, Yessaï a 27 ans, est une brute du piano doublé d’un sacré esthète, et revient tout juste du Berklee College of Music où il a attrapé au vol les students awards 2020 du magazine Downbeat, référence internationale en la matière, en tant que compositeur et soliste de l’année. De retour en France, il joue avec Guillaume Perret avec qui il a enregistré 16 Levers de soleils et A Certain Trip et gagne avec son quintet le concours national de La Défense Jazz Festival (je t’avais dit que je t’en parlerais).

Je pourrais m’arrêter là mais je t’ai habitué à mieux que ça.

Yessaï a très vite été au courant que je montais un label et que je voulais le signer. Je l’ai rencontré en 2017, il avait alors 23 ans. C’est Erik Truffaz, qui a beaucoup de bienveillance pour mon associé chez DuNose, Arnaud Weil (qui fût son régisseur, et qui est mon soulmate, ma némésis, mon yang, la partie droite de mon cerveau), qui lui a passé une démo du groupe de Yessaï, Onefoot en lui faisant un clin d’œil. En gros, en écoutant, pour la première fois je me suis dit : "je suis trop vieux pour ces conneries". Des mecs de 23 ans viennent t’expliquer pétris de confiance qu’ils ont un projet qui mélange jazz avec synthétiseurs homemade fabriqués à partir d’une puce de Commodore 64, et ne jure que par la trap, la vaporwave et James Blake. Insupportable. J’ai adoré.

On est rentré en prod. On avait branché le label Mad Chaman pour le sortir, le label d’André Manoukian et surtout le label géré par Charles Vetter et rattaché au Cosmojazz, festival cool s’il en est. De notre côté, le développement est parti super vite, on a fait de jolies choses puis ça a explosé en vol. L’album (excellent, Onefoot Mektonized) n’a pas pris, les mecs étaient passés à autre chose. Le tout premier plan qu’on leur avait tombé était une sélection au concours national de la Défense. On ne les avait jamais vu jouer, on avait signé sur le papier. On était électrisé, on était certain qu’ils allaient tout fracasser. Mais en fait, le groupe n’était carrément pas prêt, ils avaient aucune idée de ce qu’ils foutaient ici. Le pire gig de ma vie, ils se sont magnifiquement rattrapés par la suite. C’est donc avec beaucoup de fierté que j’ai revu Yessaï 4 ans après, en septembre dernier, sur le même plateau exactement dans les mêmes circonstances littéralement tout défoncer et pour rajouter au charme, sous une tempête.

L’album en préparation est un album de jazz, un jazz bien moderne et bien empli de la vibe américaine dans laquelle Yessaï s’est immergé pendant un an. Pas de synthé, pas de beats, pas d’électro. Son frère Marc Karapetian à la basse (qui attaque cet été la tournée avec Tigran Hamasyan, Marc était aussi dans Onefoot, je crois que Yessaï et Marc sont inséparables…), Mounir Sefsouf au saxophone alto, que je découvre, qui a un truc à lui bien punk, toujours à côté mais toujours bien dedans, un son bien rêche et toujours un genre d’effort minimum, essentiel, presque radin et le maximum de focus dedans. Gabriel Gosse à la guitare, qui est le futur prodige évident de la guitare, il joue aussi bien sous son nom, qu’avec Laurent Dehors, et joue sur les tournées de Philippe Katerine et Eddy de Pretto. Ça vole et ça survole, il emmène tout l’oxygène pour ensuite te rappeler que la guitare et son solo reviennent définitivement à la mode. En enfin Théo Moutou à la batterie, dont j’ai percé le génial secret. Il est constamment en roue libre, il se plante tout le temps, mais il sait se rattraper sans que personne ne le remarque. C’est le batteur qui se plante constamment et ça groove vraiment dur. Comme quand tu marches, tu poses un pied, tu vas te casser la gueule puis tu poses l’autre pied, etc. Ça pousse au cul tout le temps. C’est fou. Que des sales jeunes. Le tout réalisé par Mathieu Font, ami et mentor de Yessaï, de mon âge, touche-à-tout jusqu’au-boutiste qui a mis une vibe folle. Les cinq se montent dessus de manière impressionnante, la problématique de l’enregistrement, c’était comment ne pas être dans la uber-intensité constamment ? Comment on respire ? Ils explorent vraiment la frontière, ils la dépassent même, c’est jouissif. Et en bonus, c’est beau. On est dans du grand piano. Le piano lui, d’ailleurs, n’a pas tenu le choc.

J’attends beaucoup de ce disque, que je n’ai pas réentendu depuis la fin des prises (je suis en train de le cristalliser, c’est mal), et on en parle pas mal avec Yessaï. Cet album, c’est son tout premier album, c’est sa naissance, mais c’est aussi la fin d’un cycle, c’est l’aboutissement de tout un apprentissage et de l’exploration de toute une culture à travers son cursus au CNSM et à Berklee. Du coup on parle de naissance et de mort, du cycle, on parle de la présence de cette notion dans la musique Indienne (le temps 0), dans l’astrologie (signe du poisson, symbole à la fois des eaux vives et des eaux profondes. Du frivole et du deep. Vous avez déjà remarqué qu’ils étaient deux les poissons sur le signe astrologique et qu’ils formaient le symbole d’un cycle ?) de tout ce qui nous met en rapport avec ça. Je ne lui ai pas encore parlé du tarot de Marseille. Et puis tout ça, ça mouline à l’intérieur, ça nous transforme… enfin bref, tout ça pour dire qu’on ne vend pas des machines à laver…

Pour finir succinct, j’ai aussi le plaisir avec Sylvain Daniel, Warren Walker et Léon Phal d’avoir entamé, à des stades différents, les discussions sur un deuxième album. Warren Walker (qui est le producteur de sa musique), à ma connaissance, a fini son (n)Traverse vol.2 à 80%. On réfléchit à mort avec Sylvain sur la suite et m’a fait l’honneur de me confier la casquette de direction artistique, ce sera mon premier gig officiel, et on commence tout juste à évoquer la chose avec Léon. Avoir la chance de pouvoir d’enfoncer le clou et que personne ne puisse me dire "mais oui mais non mais oui mais je te rappelle parce que tu sais, le public…", et d’expérimenter ça avec eux, ça me rend heureux.

On travaille sur une réédition vinyle du "palimpseste" de Sylvain Daniel, qui était sorti en cd uniquement il y a trois sur le label de l’ONJ.

Je travaille sur une "anthologie" d’un label, mais c’est loin d’être clôt donc je n’en dirais pas plus, sauf que ce genre de travail m’intéresse énormément. Pour revenir sur le kyudo, il s’agit de prendre conscience des origines, de les faire siennes et de les relier au processus.

Le travail de direction artistique me démange aussi un peu même si j’ai toujours voulu m’en tenir loin. Je discute d’une "commande" avec des artistes, autour d’une rencontre. J’ai déjà le disque en tête… ils ne le savent pas encore.

A plus long terme, j’ai deux concepts un peu "méta" qui sortirait ce travail d’une simple production de disque que j’aimerai creuser.

Et je creuse encore… pour éventuellement juste accompagner des artistes qui m’excitent et qui me donnent la foi et pourquoi pas sortir rapidement Kyudo du "jazz", ce n’est pas en voulant péter les barrières qu’on va s’enfermer…

Quelques dates à venir au Studio de l'Ermitage, dans le cadre de Jazz à la Villette :
- 10/09 : Happy Birthday ! Kyudo Records : Sylvain Daniel "Pauca Meae" + Warren Walker
- 11/09 : Happy Birthday ! Kyudo Records : Yessaï Karapetian + Léon Phal Quintet

 

En savoir plus :
Le Bandcamp de Kyudo Records
Le Facebook de Kyudo Records


Le Noise (Jérôme Gillet)         
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