Il y a deux façons d’apprécier un festival de musique : se presser dans la foule en délire des concerts des têtes d’affiche, ou découvrir des artistes plus discrets. A un festival de BD, c’est pareil : il y a toujours de précieuses pépites à dénicher sur les stands des petits éditeurs indépendants, ou aux signatures du "off".

Mes pas m’avaient conduite dans une librairie du centre-ville dans l’espoir d’y croiser Ovidie, qui a signé le scénario de plusieurs albums de bande dessinée ces dernières années (le dernier étant Les Coeurs insolents avec Audrey Lainé en 2021) mais n’est pourtant présente sur aucun stand – son éditeur, Marabout, n’ayant apparemment pas jugé stratégique de pousser la promotion de ces livres en festival.

Au final, j’y ai rencontré Anaïs Schenké, qui signait Fragments (sous-titre : "rassembler les cœurs brisés"), son premier album fraîchement paru la veille.

Avec sa camarade Lucie Lgt, Anaïs a été repérée par Les Insolentes, une collection d’ouvrages féministes portée par deux éditrices de Hachette pratique.

Anaïs et Lucie sont les deux seules autrices de BD de cette mini-série qui ne prévoit que 10 titres par an. Toutes deux s’étaient construit une notoriété sur Instagram avant de publier leur travail sur papier.

Pour Anaïs, tout a commencé le lendemain de ses 30 ans, quand son compagnon l’a quittée par visioconférence, avant de lui imposer un total silence radio. Pour tenter de combler le vide abyssal que cette rupture avait creusé en elle, elle s’est mise à tenir un petit journal de bord dessiné à l’encre de Chine.

Quand elle a commencé à partager ses dessins sur les réseaux, elle s’est aperçue qu’elle touchait beaucoup d’internautes à qui ce témoignage faisait du bien.

Encouragée par ses amies, elle s’est lancée dans le long travail d’en faire un roman graphique, avec à cœur d’offrir une plongée dans la douleur de la rupture, tout en faisant un "livre-doudou" qui puisse mettre du baume sur les cœurs.

Pendant deux ans et demi, elle a dessiné tout son storyboard à l’encre, a pris les planches en photo et l’a entièrement redessiné en numérique. Le résultat est un album d’une grande douceur, qui garde l’onctuosité du lavis à l’encre.

Pour mieux partager son histoire, elle en a fait une fiction. Le choix d’une héroïne fleuriste lui permet de tisser une jolie métaphore graphique autour du végétal et de son pouvoir de régénération.

D’ailleurs, pour fêter la sortie de son livre, Anaïs s’est fait tatouer une verveine officinale, l’une des plantes qui entrait dans la composition des philtres d’amour…

Sur le stand du Frémok (ou FRMK), association artistique bruxelloise, mon regard a été arrêté par deux très beaux ouvrages, L’Evangile doré de Jésus Triste et L’Apocalypse tonnerre d’Ether-Nuée.

On ne peut pas à proprement parler de bande dessinée, mais on est tout de même en présence d’art séquentiel et de narration par l’image.

Les deux sont des ouvrages collectifs, réunissant des linogravures réalisées en résidence par des créateurs porteurs de handicap mental et des artistes invités, à partir des gravures bibliques de Gustave Doré.

Une image dans laquelle Marie-Madeleine avait été représentée avec une barbe a donné à Yvan Alagbé l’idée de rédiger, à partir de cette succession d’illustrations, une réécriture parodico-poético-mystique des textes sacrés, où Jésus est une femme et Dieu est l’Eternelle.

A l’encre rouge, le massacre des innocents devient le massacre des innocentes, commémoré chaque mois par le saignement des femmes.

Dans cette nouvelle théologie, on croise le Coran, l’Epopée de Giglamesh, Rabelais, Boney M et Dalida, et autant d’humour que de respect.

Yvan Alagbé continue à creuser la question du féminin sacré dans un essai qu’il est en train d’écrire sur la disparition des déesses.

Quant au Frémok, il prévoit de créer d’autres ouvrages de la même veine à chaque fois que l’occasion se présentera, mais en les nourrissant plutôt à l’avenir d’écriture collective.

Aux éditions Nada, le très pince-sans-rire David Snug présentait en avant-première un petit livre carré tout à fait réjouissant Intitulé La Lutte pas très classe.

En une cinquantaine de dessins bien sentis, l’album est un plaidoyer pour remettre la lutte des classes au centre de la réflexion politique.

Sur le modèle des slogans "le féminisme sans lutte des classes c’est du développement personnel" ou "l’écologie sans lutte des classes c’est du jardinage", David Snug décline de nouveaux aphorismes, comme "la manche sans lutte des classes, c’est du crowdfunding" ou "la bande à Bonnot sans lutte des classes, c’est U2", assortis d’excellentes blagounettes dessinées.

Vous pourrez le retrouver le 9 février prochain à la librairie Le Merle Moqueur pour la release party du livre, où il interprétera, accompagné d’une guitare 4 cordes, les plus grands titres de son groupe Trotski Nautique.

Preuve s’il en est que David Snug est un homme de goût : il aime beaucoup Froggy’s Delight, qu’il a découvert il y a dix ans lorsqu’un de nos chroniqueurs est venu assister à l’un de ses concerts.