Comédie dramatique d’après le roman éponyme de Philip Roth, adaptation et mise en scène de Tiphaine Raffier, avec Clara Bretheau, Eric Challier, Maxime Dambrin, Judith Derouin, Juliet Doucet, François Godart, Alexandre Gonin, Maika Louakairim, Tom Menanteau, Hélène Patarot, Edith Proust, Stuart Seide, Adrien Serre et le Choeur d'enfants du Conservatoire de Saint-Denis accompagnés par L'Ensemble Miroirs Etendus.
Publié en 2010, "Némésis" est le dernier roman écrit par Philip Roth avant sa mort en 2018. Il appartient à l'ultime cycle écrit par l'écrivain new-yorkais. Fini le temps de la truculence, des épopées tragi-comiques de ses doubles, tel Nathan Zuckermann, pris en tenailles entre sa judéité et sa sexualité.
Néanmoins, "Némésis" reste un livre inspiré par un épisode de sa vie, même si son héros, Eugene "Bucky" Cantor, n'est pas inspiré de sa propre existence. On est en 1944, à Newark, la ville où est né Philip Roth, dans le New Jersey, pas très loin de New York et une épidémie de poliomyélite va soudain déferler du quartier italien pour atteindre la partie juive de la cité.
Il faut immédiatement féliciter Tiphaine Raffier d'avoir eu l'intelligence de ne pas tailler dans ce dernier chef d'œuvre d'un des plus grands auteurs contemporains et d'avoir adapté complètement, quasiment sans coupes, ce livre dense où aucun passage n'est inutile, pour ne pas dire chaque mot.
Son adaptation théâtrale sera donc l'occasion de trois parties bien distinctes : une partie sombre, à Newark, autour du terrain sur lequel Bucky Cantor fait faire du sport aux enfants du quartier, et où la polio va frapper ; une partie lumineuse dans le décor d'un camp de vacances, moment musical où le bonheur semble avoir raison du pire, une dernière partie, crépusculaire, celle où Bucky Cantor vieilli retrouve l'un de ses élèves rescapé de l'épidémie grâce au vaccin et cherche avec lui un sens à cette vie où sont morts prématurément tant de leurs proches.
Quand on lit Roth, on comprend vite que sa construction romanesque est virtuose et que ses récits, de taille et d'enjeux différents, s'imbriquent et se succèdent sans relâche. C'est au lecteur de déterminer quand il va s'arrêter pour reprendre souffle ou se reposer. Pour le théâtre, c'est Tiphaine Raffier qui doit de manière péremptoire, trouver les temps forts et les temps morts, les périodes où on va perdre haleine dans le récit ou ceux où l'on va trouver un havre de paix.
Là aussi, elle utilise remarquablement bien la densité rothienne et sait se servir, sans en abuser, de la vidéo pour s'autoriser des périodes de dérive où l'on se garde des moments de fluidité, d'entre d'eux quand on change de récits. Ainsi le moment dramatique où l'on quitte Newark pour la lumière du camp de vacances, son décor idyllique qui enserre toute la scène, est admirablement négocié. On saluera au passage la très belle scénographie d'Hélène Jourdan assistée d'Alice Girardet.
On a quitté Newark, ses parents éplorés, frappés aveuglément par un mal mystérieux pour se retrouver dans une ambiance de comédie musicale avec des gentils organisateurs déguisés en indiens comme les dessinait par Norman Rockwell et des enfants joyeux, apparemment préservés de tout malheur, loin du chaos qui se passe à Newark et en Europe. On chante, on s'amuse et Bucky Cantor croit être loin de la malédiction qui a frappé. Il rejoint celle qu'il devrait épouser dans cette Amérique où les montagnes ressemblent à celle de la Paramount...
Mais l'existence de Bucky ne connaît ici qu'un répit, histoire de se recharger en culpabilité future et permettre à Tiphaine Raffier de réussir à boucler son récit dans un dernier huis-clos qui reprend presque mot à mot les dernières pages du roman et laissera tous ceux qui auront vibrer à cette belle adaptation de quoi mouiller un bon paquet de Kleenex.
On y entendra, notamment par l'utilisation des voix-off, ce qui fait la force de l'écriture de Roth : ne pas laisser triompher une parole unique, y amalgamer tous les points de vue de tous les hommes de bonne volonté, athées ou pas, lettrés ou braves gens, forts ou fragiles, grands ou petits...
Et l'on aura alors sur scène la réunion de tout ce qui aura permis à Tiphaine Raffier de réussir cette gageure de transformer un roman de Philip Roth en grand moment d'émotion théâtral : les musiciens de l'Ensemble Miroirs Etendus, huit chanteurs du chœur d'enfants du conservatoire de Saint-Denis et une douzaine de comédiens, tous excellents, parmi lesquels Alexandre Gonin en Bucky Cantor.
Là encore un condensé d'humanité heureuse d'avoir donné du bonheur à un public qui, on l'espère, aura la curiosité de poursuivre le beau travail de Tiphaine Raffier en découvrant l'immense Philip Roth. |