Nine Antico, pulsion scopique
Intitulée Chambre avec vue, l’exposition rétrospective consacrée à Nine Antico dans le cadre du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême 2024 donne l’impression d’être invitée dans son petit théâtre intérieur.
Née en 1981, Nine Antico est la seule autrice à avoir eu deux albums dans la sélection officielle du festival d'Angoulême 2011.
Cette artiste singulière, dont la conception de la bande dessinée ouvre aussi bien sur le livre jeunesse que sur le cinéma, nous offre une plongée profonde dans sa vision artistique et son exploration intime de la condition féminine.
Dans les histoires de Nine Antico, les femmes ont toujours le premier rôle. L’autrice pose un regard tendre sur des femmes normales, banales, voire en échec.
En peignant leur médiocrité, elle nous donne accès à notre propre humanité. Souvent adolescentes ou jeunes adultes, ce sont aussi des femmes que le désir rend puissantes (comme I love Alice et Maléfiques).
Aimant brouiller les pistes entre le réel et la fiction, elle tisse en parallèle des chroniques personnelles, non entièrement autobiographiques, et des biographies fantasmées.
Pour le diptyque Autel California, elle s’inspire de Confessions d’une groupie de Pamela Des Barres, qui chronique avec humour et poésie sa dépendance à l’amour et trace une histoire de la musique à partir de son parcours amoureux.
Que devient-on lorsque l’on passe de l’autre côté du miroir du rock ? Pour Coney island baby, elle puise dans les vies de Betty Page et Linda Lovelace, deux femmes qui ont pâti du jugement de la société et ont connu une fin de vie misérable. Là encore, la question de ce qu’une femme peut faire de son corps et de son pouvoir de séduction est central.
Issue d’une génération bercée par la culture populaire américaine à travers le cinéma, la musique et les séries télévisées, Nine Antico est travaillée au corps par une tentation d’une Amérique parfois décevante.
Au détour de l’exposition, on croise ces références pop, des coupes de cheveux des héroïnes de séries au film Dance till dawn (de son propre aveu, la mythologie du bal de promo fait partie de ces choses qui l’ont fascinée mais qu’elle ne vivra jamais), en passant par le motif de la cheerleader, qu’elle représente en plein élan, dans un mouvement arrêté.
Icône de la culture populaire américaine, la cheerleader recoupe une autre des obsessions de l’autrice : la femme comme supporter de l’homme, prise dans une chaîne alimentaire où tout le monde a besoin de tout le monde.
Les routines des équipes de cheerleaders sont comme des petits haïkus qu’elle reprend dans ses fanzines. Ce sont des choses vers lesquelles elle va instinctivement avec une envie graphique et dont elle essaie de comprendre a posteriori pourquoi elles la touchent.
La thématique des regards s'impose comme un fil conducteur de l’exposition : sujétion au regard de l’homme, mais aussi dynamique complexe de l'observante et de l'observée, à travers des personnages quêtant le regard ou s’y dérobant.
Qu’est-ce qui est visible, qu’est-ce qui reste à imaginer ? Tout l’hors-champ qui nous échappe appelle son imaginaire. Les soap operas avec lesquels on a grandi se passent toujours dans les mêmes pièces : "On n’a jamais vu les toilettes de Madame est servie", dit-elle. Dans ses albums jeunesse Quatre filles et Nous étions dix, comme dans les vignettes qu’elle partage pendant le confinement, on trouve un jeu sur le huis clos, l’ouverture sur l’intime, un dialogue entre intérieur et extérieur. Fascinée depuis l’enfance par les calendriers de l’avent, elle laisse découvrir des scènes minuscules. Nine Antico a le goût de la miniature. Elle collectionne les bons points d’écolière, les polaroïds, les images découpées dans des magazines, comme autant de repères visuels qui viennent nourrir son travail.
La partie de l’exposition dédiée à ses carnets de croquis et ses fanzines permet de saisir à la fois la liberté de son état d’esprit et la façon dont s’est construit son style graphique.
En 2003, elle publie ses premiers fanzines, une occasion pour elle de créer avant qu’on lui en donne la permission.
Elle découvre le plaisir de saisir les gens en mouvement en dessinant debout en concert dans des carnets Moleskine, avec des feutres Posca, parce que "avec le Posca, on peut ne pas être doux".
La contrainte de vitesse et d’inconfort donne à son dessin un côté elliptique qui devient sa signature graphique. Elle constate que quand elle donne tous les contours, le dessin et l’interprétation s’en retrouvent figés. Seul détail jamais éludé : les yeux. Son fanzine Rock This Way est le produit des nuits passées en concert à la Maroquinerie, au Café de la danse, au Point Ephémère ou à l’Elysée Montmartre.
L’exposition se conclut par une plongée dans son dernier album, Madones et putains, pour lequel elle est allée vers de nouveaux décors, la Sicile et Naples.
De père italien, Nine Antico a passé toutes ses vacances d’été de jeunesse en Italie, où elle a été frappée par le contraste entre les figures christiques présentes partout et la sensualité.
Selon elle, on est constitué par la liberté que l’on a gagnée en vacances et tout ce qui s’y rattache sensoriellement. Né de la lecture de La Peau de Malaparte, cet album raconte trois histoires inspirées de faits réels.
On y retrouve le thème du désir, de la sexualité qui revient pour incriminer les femmes, mais aussi la mafia. C’est, dit-elle en toute simplicité, "un livre sur le mal".
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