Le
rythme de vie et de travail de Jean-Laurent
Cochet s'annonce toujours aussi trépidant pour
cette année 2009 et deux mois se sont déjà
écoulés depuis notre dernier entretien.
Après un indispensable tour d'horizon passé-présent-avenir,
celui-ci se déroule autour d'un des fondamentaux de l'enseignement
dispensé par Jean-Laurent Cochet, principe qu'il tient
de ses maîtres dont il poursuit la tranmission, qui tient
à l'art du comédien et qu'il s'exprime sous une
sentence qui paraît iconoclaste pour le néophyte
: "Au feu la brochure !".
Les nouvelles du spectacle vivant et du cinéma
Nous ne nous sommes pas entretenus depuis quelque temps maintenant,
donc avez-vous de nouveaux projets qui viennent se greffer sur
ceux dont vous nous avez déjà parlé et
comment va Philaminte ?
Jean-Laurent Cochet : Il s'est passé
beaucoup de choses et s'en passera encore beaucoup d'autres
mais je ne peux pas toutes les détailler tant elles sont
nombreuses comme les Master Classes, mes "Carte blanche"
où je raconte mes histoires, les conférences que
je suis amené à faire à droite et à
gauche en particulier sur le sujet de l'affaire Molière-Corneille
et les invitations passionnantes qui me sont adressées.
Il y a eu la tournée avec des trous d'air mais qui ne
s'est arrêté qu'avec les derniers jours de mars
de la pièce de Sacha Guitry "Aux deux colombes"
qui a été très accaparante et, d'autre
part, merveilleux car nous avons eu, sauf dans une banlieue
que je nommerai pas car il n'y a pas lieu d'en faire la publicité
où les gens étaient assez snobs, même si
apparemment ils étaient très contents à
la fin, mais cela on s'en fout du moment que pendant le spectacle
ils ont l'air de comprendre la moitié des choses.
Cela a été extraordinaire partout,
même quand on descendait un peu dans le Sud où
ce ne sont pas les meilleurs. Ils sont tellement joyeux, tellement
bons pour nous, tellement contents que, presque à chaque
représentation, j'ajoutai 20-25 minutes de mes petites
histoires et de mots d'auteur qui les enthousiasmaient. Et puis
étant donné le succès de cette tournée,
pendant qu'à Paris les spectacles mail choisis s'écrabouillaient
et que le public n'honorait pas de sa présence, nous
allons reprendre "Aux deux colombes" à la Pépinière-Théâtre,
dans le nid de sa naissance, à partir du 19 mai 2009
pour toute la saison d'été et cela donc jusqu'au
15 août 2009.
Cela me laissera le temps de respirer un peu
avant de présenter à Paris "Les femmes savantes"
montées par Arnaud Denis en septembre-octobre au Théâtre
14, t dans lequel je jouerai le rôle de Philaminte, et
que nous aurons présenté une fois en juin au Festival
d'Anjou.
Vous serez donc simultanément sur scène et en
répétition.
Jean-Laurent Cochet : Oui car les répétitions
des femmes savantes commenceront début mai.
Comme vous évoquiez les spectacles qui n'ont pas marché,
je suis tenté de vous demander, même si je sais
que vous n'aimez pas indiquer vos conseils éventuels
en matière théâtrale, si vous en avez vu
des recommandables.
Jean-Laurent Cochet : Effectivement, je ne le fais pas mais
il est vrai aussi que j'ai vu récemment un spectacle
avec des faiblesses mais avec des choses merveilleuses. Il s'agit
de "Baby doll" au Théâtre de l'Atelier
avec une de mes anciennes élèves Mélanie
Thierry. Enfin je ne sais pas pourquoi je dis une ancienne élève
parce qu'elle n'est pas restée très longtemps
chez moi mais j'ai néanmoins essayé de lui apprendre
le maximum de choses. Mélanie Thierry y est absolument
merveilleuse dans un rôle difficile, très délicat
et très à facettes.
Une communication téléphonique interrompt cet
entretien Il s'agit de Pierre Delavène qui vient aux
nouvelles du cours du matin.
Jean-Laurent Cochet : J'adore Tennessee Williams mais ce sont
des pièces, et en l'occurrence pas très bien adaptée,
dont certaines se démodent surtout quand elles sont adaptées
en français. Ce sont des pièces qui sont ce qu'en
font les comédiens. Mélanie Thierry est merveilleuse
et il y a également Xavier Gallais que je n'avais jamais
vu sur scène personnellement, en chair et en os comme
on dit, et qui est également un comédien très
exceptionnel.
Je ne vous en demanderai pas plus même si je sais qu'au
cours d'une Master Classe vous aviez recommandé "La
framboise frivole" …
Jean-Laurent Cochet : … Ah oui ! C'est
quelque chose qu'il faut absolument voir car il s'agit d'un
spectacle exceptionnel. A voir, il y aussi "Cochon d’Inde",
avec Patrick Chesnais et Josiane Stoleru.
Au rang des trois étoiles, il y a sans doute quelques
films qui sont à l'affiche qui vous ont enthousiasmé.
Jean-Laurent Cochet : Effectivement et j'ai
eu de la chance car tout ce que j'ai vu depuis deux mois est
remarquable. Mais pas de films français. Enfin si, un,
"La journée de la jupe" avec Isabelle Adjani,
et c'est drôle - car c'est en fait un téléfilm
produit par Arte - de constater que le film français
intéressant à l'affiche a été tourné
pour la télévision. Isabelle Adjani est absolument
sublime comme les gens autour d'elle et le groupe de jeunes
y est remarquable. Le film est très bien réalisé
avec un beau sujet dans un style très différent,
mais comme il y a une classe et un professeur ça se rejoint,
du merveilleux film allemand "La vague" qui est également
très impressionnant. Hier est sorti "Les trois royaumes"
de John Woo qui est un film certes un peu long - 2 heures et
demi c'est toujours un peu long même quand on ne s'ennuie
pas - qui est d'une grande beauté avec des acteurs chinois
merveilleux. Je signalerai également le film anglais
"Doubt" avec Meryl Streep et Philip Seymour-Hoffman
qui est une merveille mais qui, à mon avis, volait certainement
un peu haut pour la tête du spectateur moyen.
Le film que j'aurais aimé voir, et que
je n'ai hélas pas vu, c'est le film "Le premier
cercle" dans lequel a tourné Jean Reno dont on dit
beaucoup de choses, et quelquefois pis que pendre, que j'aime
beaucoup, pas parce qu'il a été mon élève.
En réalité, il a assisté à mes cours
pendant un an sans jamais y avoir rien passé. Mais il
a quand même eu la gentillesse de dire qu'il avait appris
beaucoup de choses et ça je veux bien le croire. Il y
a également un autre film que j'aurai aimé voir
pour me réconcilier avec Sean Penn, dont on ne peut pas
dire qu'il soit un mauvais comédien, mais qui me déplait
au plus haut point, et dont il paraît que dans "Harvey
Milk" il est mieux. Voilà ce sont des choses qui
m'attendent au tournant.
Ah j'oubliais - mais là aussi je pense
que cela va passer au-dessus du chignon de pas mal de gens -
le film italien "Le déjeuner du 15 août"
de Gianni Di Gregorio qui est vraiment un bijou comme savaient
en faire les Dino Risi et tous les réalisateurs de cette
génération. C'est à la fois - comment pourrait-on
dire ? - cruel et, en même temps cela baigne dans la joie.
Le film est très intelligemment réalisé,
tout en gros plans, mais on sent quand même toute l'Italie
autour, le soleil et l'angoisse de vieillir, tout à fait
les comédies italiennes drôles et âpres.
Et puis il faut signaler la reprise à compter du 8 avril
2009 au Théâtre Tristan Bernard de "L'ingénu"
monté par mon metteur en scène Arnaud Denis.
En parlant de Jean Reno vous indiquiez qu'il
n'avait jamais présenté de scènes. Cela
arrive-t-il souvent dans vos cours ?
Jean-Laurent
Cochet : Pour Jean Reno, il s'agit d'un cas exceptionnel. Quand
il est venu à mon cours dans les années 80, j'étais
alors à Hébertot, il ne faisait pas ce métier
et, un soir, Richard Berry m'a amené un drôle d'énergumène
mal coiffé en baskets : il s'agissait de Luc Besson qui
commençait à faire parler de lui dans le cinéma
qui allait réaliser "Le grand bleu" avec Jean
Reno et qui avait parlé avec Richard Berry de l'utilité
de faire connaître à Jean Reno le métier
de comédien. Et donc l'admirable Richard Berry m'a demandé
si je pouvais le prendre à mon cours. Jean Reno a donc
assisté à mon cours pendant un an avec une régularité
extraordinaire et effectivement sans passer de scènes.
Quand les élèves ne demandent
pas à passer de scènes, je ne les y force pas
car on peut apprendre autant en écoutant selon qui on
est. Il est vrai qu'il ne s'est pas manifesté. Et c'est
drôle car au même moment Jeane Manson, qui a l'époque
était avec Richard Berry, assistait également
à mes cours et elle, elle voulait passer à chaque
cours. Jena Reno écoutait et, apparemment, il a bien
écouté même si je ne l'ai pas beaucoup vu
au cinéma. Mais je suis tenté d'aller le voir
dans le film que je vous ai cité en raison du sujet également.
Si on excepte les auditeurs, il y a des élèves
qui mettent longtemps avant d'avoir le courage de monter sur
scène. Je laisse parce qu'on peut apprendre de différentes
manières. Naturellement s'ils restaient deux ans sans
passer je leur dirai sans doute. Oh quoique je ne leur dirai
peut être rien car s'ils paient ils paient pour ceux qui
ne peuvent pas payer. Cela étant, on ne vient pas pour
rester derrière la vitrine. En principe cela reste exceptionnel.
Je rebondis encore sur vos paroles entendues lors de cette
communication téléphonique en ce qui concerne
les élèves très tôt appelés
à jouer dans des films ou des publicités et ce
qui peut les perturber en leur "montant à la tête"
et qui disparaissent de votre cours
Jean-Laurent Cochet : La situation est un peu
plus complexe que cela. Il y a ceux qui n'attendent même
pas d'être appelés à participer à
un casting et à ce qu'on s'intéresse à
eux. Ils vont au devant en faisant le siège des studios
et des maisons de production alors qu'ils ne sont même
pas capables de dire une fable de La Fontaine ! Ce n'est pas
de leur faute puisqu'on leur fait croire qu'il s'agit d'un métier
que n'importe qui peut faire ! Pour ceux-là, grand bien
leur fasse. Et puis, il y a ceux, parce qu'ils le mériteront,
à l'issue d'une rencontre à mon cours ou ailleurs
avec des gens de la profession, qui ont l'occasion de faire
leurs premières armes mais ce qui ne les empêche
pas de continuer de venir à mon cours et de travailler.
C'est une question de caractère qui se dévoile
à ce moment-là. Mais ce phénomène
se produit rarement à mon cours car tous savent que je
n'aime pas qu'on anticipe et qu'on se présente pour des
choses professionnelles alors que je ne les considère
pas encore prêts. Donc, dans ce cas, ils ne se présenteraient
pas de ma part. En général, les gens du métier
me contactent et je leur adresse les gens dont je pense qu'ils
ont les qualités pour postuler efficacement. C'est très
difficile. Cela a toujours été très difficile
et cela le sera davantage à cause de l'amateurisme et
de la politique qui s'empare de tout cela. Ce qu’il y
a de bien c'est que ce sera plus difficile, ce qui sera la chance
de ceux qui travailleront davantage.
Au feu la brochure !
Revenons aux Master Classe qui constituent toujours le fil
rouge de ces entretiens. Reviens souvent dans vos remarques
et directives et enseignement tout court, une phrase très
imagée. Il s'agit de " Au feu la brochure !".
Jean-Laurent Cochet : La brochure, ce sont
les mots écrits dans la brochure, la ponctuation qui
apprend quel sens il faut donner à la phrase écrite
comme on lit un roman, même si une pièce de théâtre
quand elle est très bonne peut être lue, mais elle
quand même faite avant tout pour être re-pré-sentée
comme le mot l'indique. Et trop de gens sont tendance à
s'imaginer qu'on apprend un texte, qu'on apprend des mots, qu'on
fait semblant de les jouer, qu'on fait de l'humeur, du ton,
des sentiments, vrais ou faux, on fait du bruit sur le plateau,
on se montre "Regardez comme je suis bien, regardez comme
je fais pleurer". Non ! La brochure c'est un code, c'est
le pays de l'auteur. L'auteur, s'il a en plus un génie
théâtral tant mieux, est celui qui raconte une
histoire. C'est un peu différent du roman bien sûr
et du cinéma mais le principe est le même.
La brochure c'est l'auteur et on ne récite
pas un auteur, on n'apprend pas les mots de l'auteur, on ne
se demande pas comment je vais dire ça, comment je vais
jouer ça. Car à ce moment-là, on a le nez
devant les mots et les mots ce n'est jamais qu'un dictionnaire
éclaté. Le comédien doit se demander pourquoi
l'auteur a écrit ça dans son style à lui
et derrière la chose écrite, puisque je vais mettre
le texte debout en le parlant, quelles sont - c'est écrit,
en musique, mais pas dans le théâtre - les inflexions,
les intentions que je vais devoir faire comprendre en dépit
de ce qui est écrit qui est une limite. Une phrase veut
dire les mots qu'elle dit mais dans quel sentiment est-ce que
le personnage les dit ?. C'est la raison pour laquelle parmi
les phrases définitives et toutes simples qui ont été
dites au gré du temps par certains interprètes,
je cite toujours presque en premier la phrase de Daniel Lecourtois,
ce merveilleux comédien, qui disait - c'est tout simple
et ça parait très compliqué si le gens
ne savent pas ce que cela veut dire - "Jouer la comédie
c'est penser des mots et en dire d'autres".
On ne joue pas les mots qui sont écrits
parce qu'alors, soit on les récite, soit on les malmène.
C'est donc un code. On part de ce que nous raconte l'auteur
à travers son style personnel. Derrière la manière
dont Claudel a de faire dire à quelqu'un "Je t'aime",
derrière la manière dont Feydeau ou un autre à
l'air de faire dire à quelqu'un "J'ai faim"
ou "Tu m'ennuies", il faut comprendre dans quel sentiment
le personnage le dit, pourquoi il a envie de le dire à
ce moment là. La situation théâtrale qu'on
doit cerner à chaque fois qu'on aborde un rôle
: qui je suis, où je suis et à qui je parle. Car
on peut dire la même phrase écrite dans le texte
à un personnage qu'on déteste et qui nous indigne
qu'à un personnage qu'on aime et qui nous attendrit.
C'est donc, non pas la relecture comme disaient
les metteurs en scène impuissants des dernières
semaines, mais à quoi je pense quand je vais devoir respirer
pour raconter le sentiment qui m'envahit. Et cela on le fait
d'abord avec ses propres mots. On fait son texte. Et c'est ce
que les gens faisaient le plus naturellement bien sûr,
et ils comprenaient davantage les textes écrits donc
il n'y avait pas une si grande différence entre leurs
mots à eux et ceux de l'auteur même s'ils dataient
du 17ème.Aujourd'hui il faut tout recommencer. Donc ce
fameux "qui je suis, où je suis et à qui
je parle", pourquoi je vais penser un sentiment et c'est
pourquoi on ne trouve jamais ni mieux que - et cela fait un
petit moment que ça existe, je n'ai rien inventé
et c'est ce que j'ai re-découvert - ce que disait Jouvet,
ce que disait Monsieur Meyer et surtout Madame Simone mieux
que personne : faire son texte pour trouver le langage de l'inflexion.
Alors cela est difficile pour ceux qui vont
lire ce que je viens de dire et que je dis aussi dans mes livres
car ça s'entend indiqué. Il faut dire la phrase
même si elle n'est pas fausse telle que l'a dite un acteur
qui n'a fait que d'apprendre les mots de la brochure et celui
qui dit les mêmes mots mais avec l'inflexion précise
du personnage qui les dit dans ce sentiment-là. Sinon
que dit-on d'un manuscrit, c'est lettre morte. Les mots, les
ponctuations sont presque des ennemis. Cela n'a rien à
voir avec notre métier et donc on ne peut pas se référer
à la brochure. Ceux qui apprennent la brochure ont des
trous de texte parce que, au moment où ils ont une hésitation,
rien ne leur vient car ne leur revient que la pauvre phrase
morte de la brochure Garnier ou Flammarion. C'est antédiluvien
comme méthode et ce n'est d'ailleurs pas une méthode,
c'est une erreur, c'est un manque, une pauvreté. Oui,
il faut faire disparaître la brochure, cet esprit de brochure,
dans lequel sont écrites des choses qui sont belles mais
qui n'ont aucun intérêt quand elles sont dites
sur un plateau si on n'a pas trouvé le langage de l'inflexion.
Tout texte devient pauvre s'il n'est que justement dit. Ce n'est
pas la justesse qu'il faut c'est l'exactitude.
C'est le cas de la scène de Louis XII dans Marion Delorme
qui est très révélatrice de l'élève
qui la passait mais qui pouvait aussi être jouée
de manière très différente. Comment les
élèves font-ils ce travail ?
Jean-Laurent Cochet : Ce n'est pas très
différent, et je vous reprends tout de suite, car les
gens pourraient croire qu'on malmène le texte quand on
revient au texte de l'auteur ou qu'on finit par jouer le contraire
du personnage. Ce qu'on peut appeler différent en musique,
c'est lorsque qu'un Beethoven est joué par un Julius
Katchen ou par Bruno Gelber. C'est exactement la même
œuvre mais leur émotion face à l'œuvre
font que, tout en leur étant fidèles, ils imposent
un tempo un petit peu différent ou trouvent à
certains endroits une pause, une respiration, un demi-soupir
ou un silence qui ajoutent une part d'émotion qui leur
est propre. Mais ce n'est pas différent, c'est la même
œuvre à l'intérieur de laquelle ils se sont
glissés pour essayer de la connaître mieux. C'est
une plus grande fidélité encore à l'auteur.
Reprenons l'exemple de Louis XIII : l'élève
comédien qui introduit en lui le personnage de Louis
XIII, puisque ce personnage n'existe pas, c'est pour mieux nous
raconter qui est cet homme-là mais bien sur avec ses
viscères à lui, sa respiration et son passé
personnel, sa culture, ce qui enrichira – ou émasculera
peut être quelquefois, le personnage dans son intégralité.
Ce qui est intéressant ce sont des scènes qui
permettent, disons, des variations comme il existe des variations
en musique. Mais c'est exactement la même œuvre.
Avec des appogiatures des accaciatures. Ce qui est amusant c'est
de pouvoir, à partir d'une même scène, donner
une coloration qui, tout en étant fidèle au personnage,
aux sentiments qui lui font dire ce qu'il dit, passe par des
chemins différents à l'intérieur de l'interprète.
Ce travail doit être particulièrement difficile
pour un jeune élève par rapport à vous
qui avez déjà tout un acquis et un savoir.
Jean-Laurent Cochet : J'ai déjà
répondu dans mes deux précédentes réponses.
Ce qu'on gagne avec le temps, c'est une expérience, qui
n'est pas toujours très bonne d'ailleurs car le temps
peut parfois être dangereux selon sur qui il fait son
œuvre. Le temps, "ce grand sculpteur" comme dit
Madame Yourcenar, qui dépend un peu de la matière
dont on est fait, si on est en caoutchouc ou en marbre. Le temps,
c'est la vie qui passe, c'est une imagination qui de temps en
temps devient presque une expérience personnelle. Mais,
à la base, il y a l'être humain, le corps et la
pensée qui circule dans ce corps. Donc à n'importe
quel âge, même à 17 ans, il y a des différences
considérables. Pour certains, on dirait qu'ils ont déjà
une expérience d'avant d'être né et d'autres
dont on dit : "Pour 17 ans il est bien en retard !"
Ce n'est donc pas une question d'âge mais de moyens, d'individu,
d'état d'esprit donc. Cela veut dire qualité et
manière dont on a été élevé,
bien sur plus encore qu'éduqué. Qui ont est quand
à 20-22 ans on n'a pas su faire de choix ou qu'on est
quelqu'un qui déjà se projette dans l'avenir.
Et donc une question d'intelligence avant tout.
Contrairement à ce qu'on pourrait croire,
parce que quand on parle d'émotion et de sensibilité,
on verra que ce n'est pas le plus important pour un comédien,
pour qu'il puisse évoluer et durer sur toute une carrière.
La durée, et pas seulement le feu de paille ! Les années
apportent leur poids de connaissances supplémentaires,
d'approfondissement, de ce qu'on a une première fois
abordé, approché à 17 ans, filles ou garçons
comme j'en ai de plus en plus en ce moment, que ce soit comme
Depardieu qui a commencé à 16 ans et demie ou
Luchini ou Dussollier ou les meilleurs d'entre eux, et les filles
comme Huppert, parce qu'il y a d'abord une question de personnalité
de base ce qui ne suffit pas à faire ce métier
car il faut apprendre un métier. Sinon on peut avoir
une personnalité et taper avec ses poings sur un piano
et ce n'est pas pour cela qu'on sera un pianiste. Il faut, en
dépit de cette personnalité qui peut être
envahissante, apprendre un métier et pour cela il y a
des moyens.
Ne
peuvent pas faire ceux qui ne savent pas faire et je parle là
des professeurs parce qu'ils ne sont pas comédiens ou
qu'ils sont de mauvais comédiens ou parce qu'ils ne sont
rien du tout et qu'ils ne savent pas enseigner et parlent dans
le vide. Ces moyens je les ai toujours appliqués très
naturellement parce que c'était ceux qu'on m'avait enseignés
sans que cela paraisse extraordinaire parce que c'était
à une époque où les choses avaient été
moins faussées. On n'en était pas arrivé
à tout ce qui se passe depuis 50 ans. Les choses restaient
plus saines, plus fidèles plus fraîches, plus humaines,
plus intelligentes justement, plus simples. On comprenait bien,
on nous l'indiquait avec des mots choisis ou simplement en nous
disant fais ce que je te dis. Beaucoup de mes professeurs étaient
moins patients que moi quelquefois.
A mon époque quand on n’était
pas bien c'est que vraiment on n'était mauvais. Et les
gens moyens étaient parfois meilleurs que ceux qui sont
biens maintenant car nous avions de plus grandes ouvertures,
un plus large panorama devant nous dans lequel se reflétaient
ceux qui nous avaient précédés. Nous n'étions
pas seulement branchés sur Internet ou sur un portable.
Nous étions les générations qui se succédaient
après toutes ces grandes lumières au point d'en
être éclairé avant même d'approfondir
tout cela.
Chez les jeunes d'aujourd'hui, personnalité
intelligence, envie de travail, curiosité, tout ce qui
fait qu'un individu est supérieur à un autre,
et à l'écoute, ce qui devient de plus en plus
rare. Dire qu'ils sont jeunes ne veut rien dire. Que ce soit
les rois ou les bourgeois dans les siècles précédents,
indépendamment de ce qui se faisait dans le monde dans
tous les domaines, on n'attendait pas d'avoir 30 ans ou 40 ans
pour quitter ses parents et envisager un métier. Il y
avait un niveau d'humanité absolument extraordinaire.
Ca nous parait maintenant plus encroûté, paradoxe
ahurissant, parce qu'il y a eu petit à petit des progrès
techniques mais qui ont avili l'homme, qui lui ont fait faire
des progrès mais aucun progrès en tant qu'individu.
L'homme dans les siècles précédents, c'était
le vrai humanisme, la vraie culture; la vraie connaissance aussi
bien charnelle que spirituelle. Les choses sont allées
fatalement, avec le nombre, en se dégradant ce qui est
logique ; ce n'est pas du tout une vision pessimiste mais une
lucidité et tous l'on dit de Ionesco à bien d'autres.
On a la chance qu'il reste au milieu de tout
ce qui détériore des gens vraiment appelés
vers ce métier, ce que j'appelle moi des élus
et j'en ai encore beaucoup en ce moment. Je ne parle pas des
gens doués, cela n'a rien à voir avec des gens
doués pour raconter une histoire à la fin d'un
comité d'entreprise ou d'un repas entre copains, mais
pour être prêt sur un plateau quand on leur demande.
Donc des gens qui sont nés, et c'est à moi de
le sentir, pour être un jour sur un plateau et devenir
vingt ans après, au besoin, un des meilleurs. On me demande
si je l'ai tout de suite vu pour Depardieu. Bien sûr oui
! Je n'ai pas vu tout de suite quel film il allait tourner mais
c'était fatal qu'il fit cette carrière-là
! On arrive à un certain moment de son âge, à
un certain moment de son siècle, et il y a une rencontre.
On n'aurait jamais autant parlé de Gérard Philipe
s'il n'était pas arrivé après la guerre
en tant que jeune premier féerique idéal, etc…
Et puis, un certain métier s'est ajouté
à ses qualités de base et il est devenu le premier
de cet emploi. Et puis, il y a eu tous les autres, les bons
seconds, les bons troisièmes, comme nous en avions tellement
en France. Nous n'avions pas besoin d'aller chercher ailleurs
des gens pour jouer des camionneurs ou des sergents de ville.
Tout cela pour en revenir à un enseignement qui, de ma
part, a toujours été le même et qui est
ce que m'avaient appris avec mes maîtres mais, petit à
petit, les choses étant plus difficiles, parce que les
jeunes sont de plus en plus, sans aller jusqu'à dire
les victimes, les reflets de cette ère de matérialisme,
de faux scientisme, de langue de bois, tout ce par quoi on est
entouré et à cause de la télé, de
la presse et de la proximité des échanges, je
t'appelle dans la seconde, bref, je me suis rendu compte, depuis
quelques années, que mes jeunes faisaient encore beaucoup
plus de progrès qu'ils n'en avaient jamais fait parce
qu'au lieu de leur laisser comprendre la manière, je
commençais par ça : "Vous voulez jouer la
comédie, et bien il n'y a qu'une chose à faire
: faites votre texte !"
Jouer la comédie c'est prendre à
son compte de sentiments qu'on n'a jamais éprouvé
quelquefois et qu'on ne partage pas au besoin. Alors qu'est-ce
que le comédien ? C'est quelqu'un qui raconte qui il
est. Et bien, à propos d'un film que tu as vu, raconte-moi
ce que tu penses de ce film, en partant du sentiment qui fait
que tu l'as aimé ou non - donc situation théâtrale,
sentiment –si tu as envie que j'y ailles ou pas et donc
tu vas me le raconter de manière différente, raconte-moi
ce film avec tes mots - tu ne l'as pas appris par cœur
- et tu vas faire un texte qui peut venir de loin et me parler
pendant des heures avant d'en arriver au film. Raconte-moi une
histoire, raconte ce que tu penses de certaines choses !
C'est tout simplement une méthode, une
technique, et c'est la raison pour laquelle les gens sont absolument
presque effrayés, parce qu'angoissés, depuis 2
ans en particulier, parce que j'ai des éléments
exceptionnels : on leur demande une chose ils le font tout de
suite. Pourquoi ? Parce que immédiatement ils adhèrent.
Cette technique est infaillible ! Au lieu de se demander comment
on va jouer la pièce, et éventuellement la défigurer
pour avoir l'air de réinventer Shakespeare, mais laissons
cela de côté. Comment tu vas jouer Alceste ? Comme
c'est écrit ! Et pour en arriver à ce qui est
écrit, pour raconter ce qui est écrit sans que
cela soit un texte étranger, je le prends d'abord à
mon compte, avant que ce soit une pièce en vers, je me
dis si j'étais, comme si c'était vrai, cette fameuse
phrase de Stanislavski, la seule chose qu'il a dit de vraiment
intéressant. Comme si j'étais à la place
de ce personnage, relativement à ses qualités
et à ses défauts, sachant que moi j'ai cela qui
lui ressemble ou pas, que je m'en servirai ou pas, simplement
pour savoir qui je suis et quel est mon sentiment quand j'entre
en scène pour dire une chose que j'ai envie de dire.
L'auteur
nous signale simplement qu tu as envie de parler d'une certaine
chose. Et bien prends le à ton compte comme si c'était
toi, comme si ce n'était pas sur un plateau ; fais ton
texte et tu verras que tu nous diras des choses telles que :
"Je vous en prie, ce n'est pas la peine de me suivre. Laissez
moi tranquille, je n'ai pas envie de vous parler". Et qu'est
ce que cela devient "Laissez moi je vous prie" et
c'est la première scène d'Alceste. Et on ne va
pas se demander s'il faut gueuler ou chuchoter! Seule l'inflexion
! Il n'y a qu'une seule chose qui fait comprendre aux gens les
sentiments qu'on partage ou qu'on a envie de leur faire partager,
l'amour, la haine, dans la vie avant même que ce soit
sur un plateau c'est l'inflexion. Les mots, c'est l'intonation
écrite. Alors on parle juste en parlant faux, on récite.
Mais pourquoi je dis cela ? Parce que je pense cela.
Je ne me sers pas des mots "Comment"
mais des mots "Pourquoi". Parce que.C'est ce que je
faisais dans les classes primaires où je ne leur faisais
pas apprendre les fables de La Fontaine mais je les leur faisais
lire et leur demandais ensuite de me raconter pourquoi. Ils
avaient fatalement la situation unique et la note unique, et
ils ne savaient même pas que c'était cela qu'ils
appliquaient. Ils mélangeaient leurs mots et les mots
de l'auteur, puis on en revenait aux mots de l'auteur qui étaient
devenus les leurs. Et on parle aussi vrai, aussi simple, Eschyle,
Feydeau, La Fontaine Molière et Corneille. Quand je pense
qu'il y a des gens en ce moment qui disent : "On ne joue
pas Molière comme on joue Corneille;". Mais c'est
n'importe quoi ! Il y a encore des gens qui en sont à
dire, je crois que je le rappelai au dernier cours, les morales
de la Fontaine. Il n'y a aucune morale ! La Fontaine n'a jamais
été moralisateur. Mais il y a des mots comme ça.
Il y a un vent de fronde un matin qui gronde contre Mazarin
et Mazarin est un mauvais ministre pendant trois siècles
avant qu'un homme intelligent nous raconte qui était
effectivement Mazarin. Comme disait Pierre Gaxotte : "L'Histoire
c'est la science de l'avenir".
C'est pareil pour tout. Il faut attendre d'être
sûr qu'on a compris, d'être sûr d'être
assez cultivé pour parler de quelque chose. Tous le gens
qui parlent en ce moment de théâtre, et je ne vise
pas les critiques ce n'est pas leur métier, ne savent
pas ce dont ils parlent, même ceux qui en font, même
s'ils sont sociétaires au Français ou ailleurs,
et je n'attaque pas ces derniers particulièrement. Ils
ne savent pas ! Cézanne savait ce que c'était
que peindre même s'il n'avait envie de peindre que d'une
certaine manière. Il y a des snobs qui aiment parce qu'il
y a un trait bleu d'un coté et un trait rouge de l'autre
mais ils ne savent pas. Ou alors n'appelons pas ça peinture.
N'appelons pas théâtre ce que
font des gens qui ne savent pas jouer la comédie. Comme
dit Pirandello : "La scène est un endroit où
on joue à jouer pour de vrai". Ca c'est autrement
singulier que j'entre sur un plateau et je fais rire, que je
vais mettre en scène un vaudeville et je vais faire dire
des blagues aux personnages et ça devient "Le fil
à la patte" à la télévision.
C'est n'importe quoi ! C'est l'hérésie, l'abomination,
du vandalisme, et après on vient vous parler du patrimoine
avec des ministres qui ne savent pas ce qu'est la culture et
qui en sont les représentants. Il vaudrait mieux comme
disait Voltaire "cultiver son jardin" et puis, de
temps en temps, il y aurait des gens qui passent devant et qui,
le trouvant tellement bien, vont faire le leur pareil avec leur
personnalité. Suivre le même enseignement n'empêche
pas Luchini d'être unique comme Depardieu est unique.
Et pourtant ils font exactement le même métier.
Ils le réussissent quelquefois mieux, ils le ratent quelquefois,
ce sont les impératifs et les impondérables de
la carrière mais ce métier s'apprend.
En ce moment, c'est extraordinaire : l'élève
le plus démuni qui arrive à mon cours en ayant
appris une fable, puisque c'est à travers une fable que
je le découvre, je lui demande de me raconter une histoire
et, selon qu'il est plus ou moins libéré cela
prend un temps différend, au bout de six minutes maximum
il raconte un événement. Je lui dis que ce qu'il
vient de faire, c'est jouer la comédie comme plus personne
ne sait la jouer. En me racontant avec tes mots à toi
une histoire qui n'est pas de toi et que tu m'as racontée,
à une certaine heure, à ma demande, comme étant
une histoire. Et ensuite les mots de l'auteur se substitueront
à tes mots sans te demander comment on dit "quand
la bise fut venue" car c'est le style d'une époque,
c'est le style de l'auteur, c'est son métier, sa respiration,
en tant qu'écrivain. Mais nous, ce sont des personnages
que nous devons faire respirer. Sinon tous les valets, toutes
les soubrettes, tous les maîtres de Marivaux joueraient
de la même manière sous prétexte qu'ils
disent tous du Marivaux. Et bien, oui, ils s'expriment tous
avec cette grâce-là mais avec des sentiments différents.
Qu'est ce qu'un comédien ? C'est quelqu'un
qui traduit un caractère, une situation donnée,
quand on lui demande. C'est pourquoi dans notre métier
il y a effectivement des règles. On sait très
bien qu'une gamme ce n'est pas "ré sol la si do
dièse" mais "do ré mi fa sol la si do"
et, après, on ajoute des dièses, de bémols
et des barres, des mesures, des temps et les croches, et ainsi
de suite. Il y a la réalité et la musique. Et,
pour nous, il y a la pensée théâtrale et
la pensée c'est la respiration. Je pense quelque chose,
j'ai envie de le dire, je respire et je le dis. Je l'ai pensé,
je m'en fais l'écho en le disant. Je pense mon propre
texte et après, je m'en fais l'écho en gardant
l'inflexion et en gardant le texte de l'auteur. C'est une évidence
! Alors, il y a ceux pour qui ça paraît trop simple
parce qu'ils n'ont plus rien à découvrir eux-mêmes,
à inventer, à trahir, à être le premier
à avoir pensé à le dire. Non ! Nous sommes
des interprètes, nous ne sommes pas des créateurs
! Il faut justement s'effacer derrière le personnage
que l'on représente. Il suffit que ce soit nous qui le
jouions et pas un autre.
Voici la méthode. Cela faisait déjà
du temps que l'on m'avait appris à jouer la comédie
et que je la jouais, je crois pas mal du tout même si
je me souviens maintenant que je faisais ce que je n'aurais
pas fait dix ans après - et c'est pour cela qu'il y a
dix ans après - et mon dernier professeur officiel a
été Madame Simone qui est venue ajouter à
tout ce que je savais déjà cette notion : "Faites
vos mots, mon petit". Monsieur Rollan aussi disait cela.
Trouver, en dépit du texte platement écrit par
un homme de génie, l'inflexion sur laquelle accrocher
la phrase de l'auteur dans le même ordre mais avec ce
mouvement-là. Car lamer n'est pas toujours étale.
Or, la brochure, c'est le calme plat en permanence. Si on veut
que ça bouge, ce n'est pas parce qu'on va se rouler par
terre et pousser des hurlements que cela va nous animer et,
surtout, animer le spectateur qui, lui, a besoin de vivre çà.
Quant on revient aux notions premières cela parait effectivement
l'enfance de l'art mais, comme toute chose liée à
l'enfance de l'art, il n'y a rien de plus dur.
Comment ce travail s'articule avec celui du metteur en scène
qui a sa propre vision du texte ?
Jean-Laurent
Cochet : Il n'y a pas de vision !!!!!!!!! Il y a l'auteur. Si
on n'est pas un con, il n'y a pas de vision, ni de conception.
Non ! Que nous raconte l'auteur ? Il nous dit tout. Ensuite,
pour que ce ne soit pas simplement le récit qui est un
texte écrit, il y a le travail du comédien qui
anime - animus animae - un texte qui sans cela serait mort.
Il y a UN misanthrope. L'auteur nous raconte et nous dit tout.
Après il faut le vivre alors qu'on ment et c'est ça
surtout qui est amusant. Quand on vous fait dire "je vais
le tuer" il ne faut pas trouver quelqu'un pour le tuer,
quand je dis je meurs je ne meurs pas. Tout cela, c'est le mensonge
sacré. Le metteur en scène, ça n'existe
pas ! Quand on utilisait ce terme devant Jean Vilar il disait
: "Ah le metteur en scène ! Dites régisseur
au besoin parce que c'est quelqu'un qui coordonne".
Qu'est-ce qu'un metteur en scène ? C'est
un comédien qui est capable de jouer tous les rôles
et qui les indique aux autres. C'est tout. Il n'y a donc pas
de vision. Il y a après des années, et c'est pour
cela qu'il y a parmi tous ceux qui viennent d'émasculer
le théâtre, après des années de trop
grande passivité où on jouait, alors que tout
cela ne repartait pas d'une âme, avec des comédiens
qui se contentaient de refaire, plus ou moins bien, ce qui avait
été fait avant. Il ne faut pas retomber dans cette
convention-là et faire de la reconstitution. Il faut
le reprendre à son compte. Quand on joue Napoléon,
on n'a pas de vision pour dire que Napoléon n'est pas
né en Corse, qu'il n'est pas le fils de Laetitia, et
pourtant c'est ce qui se fait quand on va à ce qui s'appelle
encore l'Odéon, qui est un ancien magasin de décors,
voir "Phèdre" : c'est la honte, c'est la trahison,
c'est la guerre, l'avilissement d'un pays avec la bénédiction
de ceux qui se croient à leur place, comme les ministres
de la culture.
Le metteur en scène est un chef d'orchestre
et il n'a pas de vision de Beethoven, ni de Mozart. C'est toujours
la même œuvre avec, je le répète, un
tempo plus ou moins lent si c'est Karajan ou Celibidache. Le
metteur en scène, le scénographe, tout cela n'existait
pas. J e ne sais pas de quand cela date. Et ne vient même
pas de l'étranger justement parce qu'en Allemagne comme
en Angleterre on parle de régisseur. Je ne sais pas qui
a eu l'idée de ces termes de mise en scène en
n'imaginant certainement pas que cela prendrait cette importance
pour dénaturer les oeuvres. Ca m'ennuie de dire ça
parce que c'est une partie de mon métier, mais non !
Régisseur artistique, directeur d'acteurs,
mais pas metteur en scène, ce démiurge qui arrive
en disant moi je le vois comme ça ! C'est quand même
culotté ! Autrement dit, je veux bien monter la pièce
de Molière parce que les gens viennent voir Molière
- ce sera tout acquis pour moi - mais telle que je la vois parce
que cette pièce sans moi serait mauvaise… C'est
ahurissant ! Ce serait amusant de s'attarder là-dessus.
Mais qui s'y attardera car ce serait dire le roi est nu ! Qui
osera dire le roi est nu comme dans le conte d'Andersen ? Moi
je me suis amusé à le dire au nom de mes maîtres
parce que je savais que ce je disais, je l'avais appris et que
ça m'avait réussi. Si je n'avais pas fait ma carrière,
et de telle manière, je ne dirais pas untel avait raison
donc moi maintenant j'avais raison, et ceux à qui j'ai
enseigné ça ont raison puisqu'ils sont devenus
les meilleurs. Il y a quand même des critères.
C'est " l'effacement éclatant de l'interprète
devant l'intelligence de l'œuvre ".
Jean-Laurent Cochet : Oui. La phrase est de
moi, mais les mots "effacement éclatant" sont
de Colette, termes que j'ai dû trouver dans un de ses
volumes de"La jumelle noire" quand elle était
critique dramatique. Il faut s'effacer derrière l'œuvre
mais pas au point de la ternir, s'effacer pour mieux la mettre
en valeur, pour mieux l'éclairer du dedans. C'est une
expression admirable. Mais ce n'est pas facile parce que cela
demande énormément de délicatesse, de mesure,
d'humilité, de finesse, de compréhension intime…
mais c'est tellement plus amusant que de faire un numéro
!
C'est Montherlant qui dans "Port Royal",
à propos des religieuses, qui a écrit, mais on
peut naturellement l'appliquer aux comédiens : "Comme
vous emmêlez ce qui vous sert et ce que vous prétendez
servir". Vous prétendez servir le théâtre
et vous le défigurez en faisant le clown. C'est dommage
que je m'interdise de plus en plus de citer des noms car il
y en a là des gloires dans lesquelles je me plairai à
tirer à boulets rouges ! Qui avilissent le goût
du public qui, quelquefois, ne demande que ça. Il est
déjà tellement médiocrisé par d'autres
choses qui l'entourent. Il croit parce qu'il a ri que la chose
a touché son but mais comme disait Guitry à certains
de ses comédiens : "Si on vous amenait les gens
que vous avez fait rire vous ne seriez pas très fiers".
Et à cette époque il n'y avait pas encore la télé
! Voilà madame.
Je suis content d'avoir abordé ce sujet,
pour tous les gens qui comprendront, parce qu'en définitive,
ce sont des choses que je n'ai pas tellement vulgarisées.
Comme il y a sept notes en musique, il y a sept choses qu'il
faut absolument connaître dans ce métier, et posséder
: respiration, réaccentuation, préfinale …mais
pour approche, comme passage de soi au personnage, pour comprendre
justement qu'il n'y a pas de passage. Le personnage n'existe
pas et, quand je vais vouloir raconter comment il était
quand moi je l'ai connu, avant que l'auteur l'écrive,
je vais vous parler de moi qui me met à sa place. Ca
c'est la non-transposition parce que tout d'un coup on est sur
un plateau Il est suffisant d'être sur un plateau devant
trente personnes qui sont toutes ouie ou deux mille dont certaines
somnolent. Cela se passe sur un plateau et cela est suffisant
pour que ce soit singulier comme situation. Et, au contraire,
il faut faire comme si c'était normal, cette grande banalité
pour laquelle plaident tellement les comédiens anglais.
La merveilleuse banalité d'une représentation
théâtrale. Je suis très content d'avoir
abordé ce sujet. Il y a la technique, les exercices,
mais à part ça quoi ? On veut toujours du concret
et bien voilà ! |