L’an dernier, nous avions chanté les louanges de la cow-girl Marianne Dissard, dont les perles mélancoliques (bleutées de subtils reflets morriconiens) nous avaient rendus passablement gagas… Quelques mois plus tard, malgré la routine et la fin des illusions (ce satané recul qui tue souvent l’amour), on n’en démord pas : son disque, L’entre-Deux, reste l’un des plus excitants entendus ces dernières années ; souvenir ému qui s’interpose, intransigeant, et nous empêche de céder aux charmes d’autres chanteuses...
Blague mise à part : la suprême galette était réalisée par Joey Burns, deus ex machina de la scène locale (Tucson) depuis le succès mondial de Calexico. Mais un autre nom, plus mystérieux, figurait aussi au casting : un certain Naïm Amor, signant la composition de trois des meilleurs titres… et qui publie aujourd’hui un disque sous son nom propre.
Renseignement pris, tout concorde et l’on n’est guère dépaysé : non content de graviter dans les mêmes sphères artistiques, l’individu en question, français exilé en Arizona, a aussi l’insigne honneur d’être le compagnon de la belle Marianne ! Et la boucle est tendrement bouclée lorsqu’on s’aperçoit qu’elle signe ici quelques textes, tandis que Joey Burns tient la chandelle (et co-produit l’affaire).
Mais au-delà du plaisir que constituent ces retrouvailles, l’album Sanguine ne se contente pas de prolonger une "Tucson touch" prédéfinie : il exsude au contraire un talent original, assez personnel pour ne pas être taxé de suivisme.
Pour le caractériser, on dira que les chansons de Naïm Amor sont moins immédiatement pop que celles écrites par Joey Burns… mais qu’elles installent des ambiances plus rêveuses, acoustiques et atmosphériques, qui se teintent parfois d’un discret relent jazz, à l’image de cette reprise classieuse (Prévert/Crolla) qui donne son titre et sa tonalité sensuelle à l’album.
La sensualité se retrouve (évidemment !) dans les deux textes signés Marianne Dissard : "Lychee Girl", autre fille/autre délice, file la métaphore initiée par Prévert. Tandis qu’un peu plus tard, "La Sieste", un peu crapuleuse, oscille entre pelotage réel et rêverie moite, sans que l’on puisse exactement dire de quoi il retourne. Tout cela est chanté d’une voix douce, un peu sourde et voilée, sachant bien devenir aérienne si besoin est.
Choisi comme single avant-coureur, "Ton Grand Sourire" figure parmi les compositions les plus évidentes. Musicalement, le morceau est basé sur un riff rappelant le "Girl" des Beatles (et comme sur L’entre-Deux, il est ensuite revisité en mode manouche mélancolique). La chanson évoque les moments cruciaux d’une relation (rencontre, flirt au ciné… ellipse, divorce !), toujours plus ou moins arrosés : griserie puis gueule de bois figurant les étapes obligées de la vie et mort d’un couple.
Tout l’album est parcouru de cette même amertume légère, considérations sur le temps qui passe, les amourettes qui lassent… avec pour message subliminal de profiter (évidemment) du jour présent. A l’image de la plus belle chanson du lot, "That Precious Second", questionnant la beauté fugitive de ces petits instants de grâce, sur fond de musique évanescente…
A contrario, "Aigre Martini" dresse le portrait rédhibitoire d’une workalcoolique, opposant à la vie "normale" stressée-azimutée une certaine coolitude bohème, que l’artiste a joliment exprimée dans le dossier de presse : "Quitte à être fauché, je préférais être fauché avec la musique et les formidables musiciens de Tucson, plutôt qu’à Paris avec un RMI".
Assez logiquement, sa chère ville d’adoption se voit ensuite consacrer une chanson : il y est question de cette torpeur langoureuse qui vous gagne sous la chaleur étouffante, imprimant aux esprits la coolitude déjà évoquée, rythme de vie (à l’image de celui prédominant sur le disque) tournant comme au ralenti.
[Note : cette philosophie peut aussi virer à l’absurde lorsqu’elle se retourne contre soi: ainsi, l’opus, prévu en 2007, ne sort finalement qu’en 2009…]
Au final, l’album est l’un des plus beaux entendus ces derniers mois. Malgré ses ambiances plutôt évanescentes, il s’appréhende sans difficulté et finit par s’avérer entêtant : les chansons s’insinuent lentement, mais l’on est certain de les avoir encore en mémoire dans quelques mois.
Les amateurs de Calexico ou Marianne Dissard seront donc ravis de découvrir un nouvel artiste gravitant dans la même mouvance. Quant aux néophytes, pas d’inquiétude : l’univers de Naïm Amor est assez séduisant pour se passer de ces glorieuses connexions, et s’apprécier simplement pour lui-même. |