Certains clients, venus dîner au restaurant de la Maroquinerie avant le concert, étaient un peu surpris mais pas mécontents, de voir les Cornershop à une table voisine de la leur. Le menu spécial Cornershop de ce soir-là se composait d'une brick au fromage de chêvre et au miel suivi d'un pavé de thon.
Alors que leurs musiciens commençaient à dîner dans une ambiance sympathique et bruyante, Ben Ayers et Tjinder Singh répondaient à nos questions à une petite table au fond de la salle tout en buvant un thé.
Ils étaient visiblement contents de revenir à la scène après une absence de sept longues années suite à la fin du contrat qui les liait à leur précédente maison de disques.
Vous avez décidé de fonder votre propre compagnie afin de produire ce nouvel album. Quelle est la partie la plus difficile de cette nouvelle activité ?
Ben : Il y a énormément de choses dont il faut s'occuper lorsqu'on crée son propre label, et ça demande du temps. Ce qui nous a pris le plus de temps a été de rencontrer les personnes qui allaient pouvoir nous renseigner afin de déterminer quel système d'enregistrement nous allions utiliser, comment distribuer notre album, avec qui travailler pour faire le disque... Nous avions déjà sorti des disques sur plusieurs labels, alors nous savions comment un disque est fabriqué et connaissions les différentes étapes avant que celui-ci ne sorte dans le commerce. Cependant, être présent à toutes les étapes du processus demandent des heures et des heures de travail.
Maintenant que vous avez tous les deux des enfants, vous arrivez néanmoins à conjuguer cette activité de manager de label avec votre vie de famille ?
Ben : Lorsqu'on connaît bien l'environnement dans lequel on évolue, on peut prioriser les tâches. Cela nous permet quand même d'économiser un peu de temps, au moins quelques minutes. On a certes beaucoup de travail, mais on trouve le temps pour nous consacrer à nos familles.
Tous vos albums ont des titres étranges. Le dernier Judy sucks a lemon for breakfast ne fait pas exception à la rêgle. Est-ce une manière pour vous de dire à l'auditeur qu'il doit se prendre par la main s'il veut trouver un sens à votre musique ?
Tjinder : Nous n'avons pas envie de proposer un titre d'album trop évident. On ne va pas appeler un de nos albums "Seafood" ou "Haircut". Il faut que ce ne soit pas trop évident pour que l'auditeur se forge sa propre image. Il faut essayer d'éveiller sa curiosité. A partir du moment où il essaie de se représenter ce qu'on a voulu signifier par ce titre, alors on l'a accroché.
Ben : On trouve cela intéressant de proposer un titre d'album qui demande un effort d'imagination à celui qui va l'écouter. Tindjer et moi achetons des disques depuis de nombreuses années et par expérience, on s'est rendu compte qu'on avait tendance à porter plus d'attention aux chansons dont les titres nous intriguaient. C'est donc naturellement qu'on essaie de faire de même sur nos propre disques.
Tjinder : Au-delà du titre de l'album, on accorde aussi de l'importance au choix des titres des chansons. Ainsi les personnes qui ont le disque entre les mains vont se demander de quoi peuvent bien parler les douze chansons de l'album.
Qu'est-ce qui vous rend fiers de vous sur ce nouvel album ?
Tjinder : D'abord, d'avoir tout réalisé par nous-même. Ensuite, que ceci n'ait pas affecté la qualité de notre son et des chansons. Nous sommes aussi contents, après When I was born for the 7th time et Handcream for a generation, d'avoir réussi à nous renouveler sur chaque chanson. On est fier de la pochette qui a été réalisée par un de nos amis, Nick Edwards. Et il y a le mastering aussi ; on a vraiment travaillé avec une technologie de pointe et des personnes de talent. On s'est intéressé à tous ces petits détails auxquels nous faisons nous-mêmes attention en tant qu'auditeurs et collectionneurs de disques.
Vous avez toujours été au carrefour de différents genres musicaux. Est-ce que cela vous intéresserait aujourd'hui d'explorer de nouveaux styles comme le jazz ou la musique africaine par exemple ?
Tjinder : En fait, on ne réfléchit pas comme cela. On ne planifie pas ou on n'essaie pas forcément de mixer des genres. On écrit d'abord des chansons et ensuite, on cherche ce qui nous semble le meilleur moyen de la traiter.
Dans une sorte d'impulsion créative ?
Tjinder : Non, c'est plutôt une intuition. Il y a des groupes qui travaillent comme cela, à chercher d'abord un son. Nous, contrairement à ces groupes-là, nous commençons par écrire la chanson, puis en fonction de ce que nous avons en tête, de ce que nous avons entendu récemment, de nos influences, nous allons essayer de lui donner une certaine coloration. C'est vraiment de l'intuition. L'impulsion est présente en amont du disque lui-même, lors du processus créatif, lorsqu'on se pose la question de la tonalité de l'album qu'on veut faire.
Vous venez de tourner en Europe. Vous étiez en concert en Suisse le jour de la votation sur l'interdiction des minarets. Puis vous aviez un concert à Turin le jour où un ministre du gouvernement Berlusconi a proposé que le drapeau italien soit orné d'un crucifix. Quel est votre point de vue sur ces évènements et quelle était l'ambiance lors de ces concerts ?
Tjinder : Je trouve que ça fait un peu peur. Tout cela a tendance à tourner à la psychose. En Italie, depuis qu'il est au pouvoir, Berlusconi donne l'impression de ne pas agir pour le bien de son pays. Quant à la Suisse, c'est un pays très vert, ce qui est bien, c'est joli la nature ; mais le vert, c'est aussi la couleur de l'argent. Or dans ce cas, les répercussions sont beaucoup moins bien, les gens ont tendance à se replier sur eux-mêmes.
Ce que nous avons remarqué dans les pays où nous nous sommes rendus, c'est qu'il n'y a pas beaucoup de personnes d'origine indienne et asiatique. D'un côté, cela nous a surpris. D'un autre côté, cela fait que nous n'y avons pas noté d'ostracisme.
Une dernière question, plus légère. Entre Handcream for a generation et Judy sucks a lemon for breakfast, le film Rocky Balboa est sorti au cinéma. Avez-vous appris quelque chose de cet épisode-là de la série ?
Tjinder : En fait, j'ai vu entièrement le premier Rocky. Le début du second épisode. Le troisième, celui avec le russe, je l'ai regardé. Le quatrième épisode, ainsi que le cinquième Rocky Balboa, je suis tombé dessus par hasard, mais je ne les ai pas regardés en entier. J'ai beaucoup aimé le premier Rocky, la technique, le montage, les prises de vue, la musique ainsi que l'histoire. Puis au fur et à mesure des épisodes, ça devenait de moins en moins intéressant.
La leçon que j'en tire, c'est qu'on peut avoir une bonne idée au départ, mais qu'à trop vouloir creuser le même filon, on l'épuise. En musique, c'est la même chose. Lorsqu'on fait un album, il ne faut pas essayer d'utiliser forcément la même recette pour le suivant. Il faut se renouveler, c'est vraiment la leçon que Cornershop a tirée de cette série des Rocky. |