Le libéralisme a aujourd’hui atteint un tel degré de gravité qu’il est devenu difficile de s’y opposer concrètement. Les résistances globales ne suffisent plus parce qu’elles reposent sur une incompréhension des rapports de pouvoir, entre les dirigeants et ce qu’on est encore en droit d’appeler le peuple. Au contraire les micro-résistances qui s’effectuent au niveau individuel, et s’exerçant dans tous les domaines de la vie quotidienne, ont plus de chances de construire une opposition au pouvoir libéral. Et c’est la fragilité des rapports sociaux dominés par l’économie qui amènent une réelle détérioration des relations humaines.
La philosophe italienne et francophone Michela Marzano, dans son dernier livre Le Contrat de Défiance, a tenté d’analyser ce point en plaçant au centre de sa réflexion le rapport que nous entretenons avec la confiance. Cette analyse commence par une déconstruction du mythe de la "société de confiance", en pointant ses pièges, ses mensonges et faux-semblants, et montre ce qu’au point de vue moral ce mythe implique. La voie contractuelle en est l’expression importante : c’est la méfiance systématique qui pousse à acheter une plus-value de confiance, pour se protéger des risques possibles (trahison, rupture, retournement de situation). Mais le contrat ne fait que renforcer l’angoisse de la perte et de l’échec ; et plus le contrat établi entre deux personnes sera durci, plus les contraintes, donc la méfiance, seront fortes, au contraire de ce qui aura été prévu.
Dans un deuxième temps, Marzano réussit à dire ce qu’implique le parti pris de la confiance, à condition que celle-ci ne soit pas aveugle : faire confiance à quelqu’un, c’est entrer dans une logique asymétrique, et se mettre dans une situation de dépendance à l’endroit de l’autre. On devient ainsi vulnérable, mais on gagne en contrepartie la possibilité de découvrir l’autre, et plus encore de se découvrir soi-même. Un engagement se pose, une reconnaissance mutuelle se crée, et surtout une spontanéité dans la relation prend le dessus sur des réflexes d’obligation, habituellement rencontrés dans le milieu du travail salarié.
Pour que cette confiance soit possible, Marzano précise avec raison qu’un certain mode d’existence doit être construit : il s’agit d’une existence philosophique, où la liberté, la solitude, et une certaine sagesse priment sur les désagréments que cause une vie dispersée, c’est-à-dire inquiète. Sans une certaine forme de confiance en soi, aucune relation durable n’est possible. Aussi à partir du moment où l’on s’expose aux autres, on risque la déception, voire la trahison, mais on permet aussi à l’espace des possibles de s’élargir, à l’intérieur d’un nouveau rapport au temps. Dans quelques pages très justes de la fin de son livre, Marzano explique que l’homme de confiance choisit de faire un saut dans l’inconnu − un peu à la manière du saut qualitatif de Kierkegaard où le Chevalier de la Foi, dans la crainte et le tremblement, franchit un seuil au-dessus d’un abîme − et ce saut implique nécessairement de se montrer tel qu’on est, autant avec ses imperfections qu’avec ses points forts : "Si je refuse de montrer le moindre signe de faiblesse, je dépends en réalité étroitement de la reconnaissance des autres, (…) et c’est parce que nous avons une certaine confiance en nous que nous pouvons nous exposer à la critique ou au rejet."
La confiance est donc un pari nécessaire, et une trace d’humanité. Dans ce livre, Marzano a poursuivi le travail entrepris dans ses précédents livres, s’étant depuis longtemps interrogée sur le sens de mots comme "fidélité", "consentement", "manipulation", "désir" : sur ce que ces mots signifient réellement au XXIème siècle. Même si la forme de ce travail pose quelques problèmes : par exemple ces citations systématiques à chaque page (au risque de composer avec la "méthode Philippe Sollers", c’est-à-dire de favoriser l’excès de citations parce que finalement on n’a rien à dire) ; et l’abandon de l’étude philosophique (où sont les nouveaux concepts capables de résoudre les problèmes posés ?) au profit d’un travail de psychologue, voire de vulgarisation psychologique (Christophe André n’est pas cité plusieurs fois par hasard) ; malgré ces problèmes donc, je crois cette étude salutaire, alors que les valeurs humaines continuent de se détourner de leur centre vital. Michela Marzano n’est pas une grande styliste, au contraire par exemple de quelqu’un comme Michel Onfray (que je n’ai jamais cessé de défendre), mais a cette qualité de parler de notions importantes en allant droit à l’essentiel. Pour le vérifier, lisez ou relisez un de ses premiers livres : La pornographie ou l’épuisement du désir. |