Il y a des disques comme des océans, immenses. À la profondeur insondable et inquiétante. Des disques comme ces fonds marins que ne pénètre jamais la lumière et qui enfantent des créatures aux formes inquiétantes, qui s'épanouissent d'une vie dont les contours nous échappent. Des disques comme ces étendues liquides aux visages multiples, de la folie-ouragan au calme plat, non moins mortel, huileux jusqu'à l'horizon, lourd d'une immobilité infinie. Des disques comme ces océans en lesquels réside un mystère, celui de nos origines peut-être, qui a sur nous un violent pouvoir de fascination, comme ce vieil océan que chantait Lautréamont en Maldoror. Des disques comme des océans comme des frontières à jamais indépassables ; des disques comme des océans comme des mondes que l'on n'aura jamais fini d'explorer, de sonder, de scruter, de fendre, de parcourir.
Et il y a III, le troisième album d'Absinthe (Provisoire), qui est l'un de ces disques-océans – ou plutôt trois. Pour son troisième opus, Absinthe (Provisoire) reste en effet fidèle à sa démesure et fait plus que doubler la longueur de discographie en proposant un album en trois disques / morceaux : "They say god is coming", "Tales of Santa Teresa (fragment)", "There's no God". Trois longues pièces d'une cinquantaine de minutes chacune, qui se laissent aller à jouer sur la répétition et les contrastes, avec un goût prononcé pour l'exagération, la grandiloquence, une certaine théâtralité que n'effraierait même pas le macabre ou le grotesque. Quelque chose de trop grandiose, presque. Un album-maximum.
Tellement énorme, à vrai dire, que l'album peine depuis de longs mois maintenant à se laisser mettre en disque. L'immensité du projet effraierait-elle les marchands de musique ? Certainement un peu, car il faudra bien à leur tour qu'ils convainquent l'auditeur de se délester de son argent pour le posséder. À l'heure à laquelle je me résous finalement à vous parler de ce disque, ma patience vaincue à trop attendre une publication qui ne s'annonce même pas encore, on ignore à vrai dire encore si III finira par voir le jour, et s'il le verra comme un tout, ou si chacun de ses disques devra, tristement, vivre une vie indépendante.
Cette seule incertitude suffit à faire que l'album appartient déjà un peu à la légende, celle d'Absinthe (Provisoire), mais aussi celle du rock. Bienheureux le chroniqueur récompensé de sa fidélité par une écoute en avant-première ! Et celui-là de s'imaginer déjà pourvoyeur-clandestin de cet album-monstre, dans un futur noir où le léviathan aura officiellement été déclaré introuvable, serpent monstrueux hantant l'océan, que l'on saurait seul où trouver...
Pour dire quelques mots tout de même de la musique, aussi indicible la musique soit-elle, disons simplement que, pour un peu, les compositions amples de ce III feraient passer l'album précédent, pour une pièce de pop légère (on parle ici de l'insurpassable Alejandra, paru chez Distile Records en 2006 et qu'il est encore temps de se procurer pour comprendre tout ce que cette référence peut avoir de paradoxal). On y lit toute l'évolution d'Absinthe (Provisoire) vers un post-rock totalement affranchi des clichés mogwaïesques du genre, en perpétuelle recherche expérimentale, aux directions moins évidentes – évolution que l'on avait déjà pu deviner sur les pièces éparses que la formation avait disséminées sur une compilation ou une autre (par exemple "Theanswertoyourquestionisyes" ou encore "Où ont-ils caché les neiges ?"). On sent poindre derrière ces compositions étirées le goût pour l'improvisation au sens le plus théâtral du terme. On pensera même parfois aux abstractions du Tim Buckley de Lorca. On y explore l'obsession humaine pour le divin, la finitude comme mal métaphysique, le mystère de la foi et de la communion – sans verser dans le mauvais goût d'une sociologie télévisuelle ; parfois un peu à la façon peut-être dont Sarah Kane ou Edward Bond auraient pu jouer du post-rock.
Même si cela aura peut-être pour effet de mettre inutilement l'eau à la bouche de ceux qui ne sauront où se procurer cet album qui n'existe pas encore, il faudra bien conclure en disant qu'il est magistral, tout simplement, quoique certainement tout aussi écrasant.