Comédie dramatique écrite et mise en scène par Daniel Veronese, avec Maria Figueras, Carlos Portaluppi, Mara Bestelli, Roly Serrano et Berta Gagliano.

Daniel Veronese, auteur argentin, metteur en scène, réalisateur et dramaturge, monte les classiques du répertoire en procédant à ce qu'il nomme une "révision" qui le conduit, en les élaguant de tout les micro-drames ou instillations satellites qui les parasitent et les contextualisent, à ne conserver que la trame principale qui présente une résonance contemporaine.

Ainsi, réécrit-il sous le titre "Le développement de la civilisation à venir", le drame salutaire de Nora, le personnage central de "Une maison de poupée" de Henrik Ibsen qui incarne le paradigme féminin traditionnel, pièce qu'il considère comme une illustration, dans sa configuration conjugale, du thème essentiel qu'est la lutte des sexes.

Cette démarche drastique destinée, dit-il, à "laisser la chair à vif", qui aboutit à resserrer l'intrigue à l'extrême tout en lui conservant sa cohérence dramaturgique, aboutit en l'espèce à une montée en puissance radicale. En moins d'une heure trente, la violence déflagratoire succédant à la tension sourde qui émane des échanges du couple fonctionnant sur le mode dominant-dominée, le drame est consommé et le spectateur, même celui connaissant la partition originale, saisi.

Car Daniel Veronese introduit une intertextualisation en forme de prologue, dans lequel les protagonistes évoquent le passage du film "Scènes de la vie conjugale" de Ingmar Bergman dans lequel le couple vient de voir la pièce "Une maison de poupée", qui pourrait laisser accroire que les déchirements du couple vont se dérouler dans une atmosphère certes délétère mais feutrée.

Or rien de tel. D'autant qu'il prend le parti du théâtre du vrai, du théâtre d'incarnation, dans lequel les comédiens n'interprètent pas un personnage mais sont une personne et à aucun moment ne vient à l'esprit du spectateur de penser au réalisme de leur jeu tant ils ressemblent, même physiquement, à des personnes de la vraie vie.

Les comédiens évoluent dans un décor cheap sans aucune connotation ni spatio-temporelle ni stylistique, totalement neutre comme une projection en trois dimensions d'un plan schématique, deux portes, deux murs, une fenêtre, une table, des chaises et un canapé vétustes. Là encore, rien qui peut distraire de l'action.

Dispensé en espagnol surtitré, langue très rythmique au débit ultra-rapide dont la sonorité accentue tant la jovialité que la dramatisation, le spectacle est porté par un remarquable quintet de comédiens dont le physique n'est pas anodin.

Ainsi la forte corpulence des hommes leur confère une fausse bonhommie : ventre en avant, solidement planté au sol, Carlos Portaluppi campe le mari gros-nounours imbu de ses certitudes et de ses droits qui perd tout sens de la mesure et même de la dignité et Roly Serrano fait de Krogstad, l’employé licencié, usurier de Nora et catalyseur du drame, un homme pitoyable qui justifie sa malhonnêteté par la nécessité.

Berta Gagliano incarne l'amie du couple, le docteur Rank féminisé, et Mara Bestelli celle de figure ultime du malheur et de l'altruisme, de la femme d'abord contrainte à un mariage alimentaire pour élever sa fratrie puis se sacrifiant pour tenter de sauver son amie.

Enfin, Maria Figueras éblouissante Elle donne une déclinaison de Nora, l'épouse infantilisée, totalement innovante, volubile, frénétique, irresponsable, immature, hyperactive dans la vacuité, allant presque au-delà du rôle de femme-objet et femme enfant qui lui est imposé. Quand elle est acculée à avouer sa "faute", l'emprunt avec usurpation de signature, elle assure une métamorphose est impressionnante et poignante car le choix de la liberté a un prix et Nora paye au prix fort.