Lancer la lecture du nouveau disque d’un artiste dont on ignore tout est toujours un moment étrange. Forcément, on ne sait à quoi s’attendre. Il y a un peu d’appréhension, on attend le bon moment, cet instant où l’on pense enfin avoir un peu de temps à perdre - car on a toujours peur de perdre du temps à faire un truc inutile alors qu’on aurait pu le passer efficacement à regarder des gifs de chatons sur Facebook - on repense à cette époque pas si lointaine où la découverte d’un disque se faisait au son d’un casque usé sur une borne mal réglée de la FNAC, alors on baisse légèrement le volume au cas où ça nous exploserait aux oreilles, et enfin, on se risque à appuyer sur le bouton…
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Attendre, douter, sourire, passer les 30 premières secondes et se dire qu’on a bien fait de tout arrêter pour sauter dans l’inconnu. Se rappeler que c’est souvent quand on part à l’inconnu qu’on fait des découvertes qui nous envoient loin, très loin. Se rendre compte qu’on est en train de faire une chronique sous forme de liste. Hésiter à ajouter des puces. Penser à aller chercher des infos sur cet artiste avant de continuer à écrire. Remettre ça à plus tard et se laisser porter.
La matière première de Rabih Gebeile est la guitare. Electrique. Boîtes à rythmes, synthés, effets et bruits parasites organisés viennent compléter son orchestre. Le genre de matière que tout le monde pourrait facilement apprivoiser. Pourrait. Mais Rabih laisse le son s’exprimer plus qu’il ne cherche à l’apprivoiser. On sent l’inquiétude du dompteur qui se demande s’il doit imposer le mouvement à sa créature ou s’il doit lui donner l’espace et la liberté pour s’exprimer d’elle-même. On sent le temps passé à se frayer un sentier sur le fil, l’urgence d’attendre pour mieux faire plus tard, l’envie d’aimer qui se transforme en haine, la frustration qui précède l’accomplissement. On est happé, retourné, secoué et finalement recraché à l’autre bout de l’univers. Ce rock électronique, expérimental, déstructuré est pourtant limpide, puissant et évocateur. Il nous parle simplement, de nous, du monde, de ce qu’il a été, des regrets, de la tendresse et du doute.
On se raccroche alors à la voix, douce et chaude, presque rassurante bien que brisée, elle aussi. On se dit que la beauté se cache dans les fêlures et qu’il y a beaucoup de fêlures dans cet album. Puis la transe lente et hypnotisante de "Light in slowmotion"… puis la nappe profonde de "Pinhole / see the rivers flow" dont l’écriture ressemble à du songwriting folk alors que la forme donne envie de voir tout exploser dans un déluge analogique. Mais l’énergie reste contenue, comme prisonnière d’une bulle qui se charge progressivement. Jusqu’au bout, le chaos et le bonheur se livrent une guerre sans merci qui ne nous laissera pas indemnes. La fin, sublime, oscille entre ces deux camps de façon encore plus marquée. Quant à savoir lequel l’emportera…
[] Stop
Je n’ai finalement pas été chercher d’infos supplémentaires sur Rabih Gebeile. Le peu que j’ai pu trouver sur la page Bandcamp de l’album parle d’un homme qui a fuit le Liban en guerre, d’un homme qui se sent coupable d’avoir abandonné son pays, d’un homme qui a tant à nous murmurer.
Chercher à conclure. Se dire qu’il y a sûrement une morale à tirer de tout ça. Ne pas la chercher car ça n’aurait aucun sens. Se demander si c’est le moment de reprendre sa vie là où on l’avait laissée. Relancer le disque, la vie attendra.
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