Cher Steve Albini,
Lorsque je t'ai vu sur la scène du Confort Moderne à Poitiers ce 26 mai 2014, j'aurais aimé te dire plein de choses. Tout d'abord que le concert était vraiment bien, et j'aurais surtout aimé discuter avec toi à propos de ton petit laïus ce lendemain d'élections : "I heard there was an election yesterday and I saw the number of people who did not vote. I am very disappointed, but… I know sometimes we disappoint you".
Tu sais, depuis, nous avons eu la confirmation de ce mélange amer d'incompétence, et de trahison. Et puis, je n'aime pas qu'un punk me fasse la leçon même s'il a raison, mais tu as le mérite de dire que oui, les Etats-Unis nous déçoivent. J'aurais aimé demander à Bob Weston comment s'étaient passés les enregistrements avec Chavez, lui qui portait un t-shirt du groupe lorsque je vous avais vus au Luxembourg. J'aurais bien demandé à Todd qu'il me donne des cours de batterie, mais je sens que ça n'est pas trop possible. Pourtant, j'adore le voir jouer avec ses baguettes à l'envers.
Ha oui, votre album… Ce que j'aime bien avec vous les gars, c'est que vous ne vous sentez pas obligés de sortir un album tous les deux ans, ni de donner à l'auditeur en fonction d'un étalon quantitatif. Dans ce dernier album, en 34 minutes tout est dit. Shellac se définit par la formule rock trio guitare, basse, batterie, et ce son qui a fait rêver depuis vingt ans bon nombre d'auditeurs de noise-rock. Mais sur ces 5 albums, il serait faux de dire que vous êtes assimilables à la même catégorie que Jesus Lizard, ou The Ex, même si la parenté n'a jamais été niée. Non, ce que je trouve original chez Shellac, c'est cette tentation hypnotique comme dans "Didn't We Deserve A Look At You The Way You Really Are". La ligne de basse la plus simple de l'univers n'en finit pas de laisser place au break. Car ce avec quoi Shellac a sûrement renoué le plus intelligemment, c'est le brio rythmique. J'avoue que dans le domaine, je ne me suis jamais remis de "Crow", ou de "Wingwalker" (même si tu abuses un peu sur le break en concert, car ton speech n'en finit pas, et j'ai peur que Bob ne se vautre en faisant l'avion).
Sur Dude Incredible, le groupe renoue avec une énergie punk massive et monumentale, avec empressement et sans précipitation. Et puis, surtout cette manière originale de structurer les morceaux qui fait que rien ne ressemble plus à un pont ou à un break, notamment sur le titre qui donne son nom à l'album. "Dude incredible" est un titre honorifique qui mérite bien plus la gloire que King Friday, car il s'agit de camaraderie et de combat. Passé la troisième écoute, je me suis encore fait avoir. Je m'étais dit que vous nous refaisiez le coup de certains "plans" (quel terme horrible pour parler de musique) mais c'est, finalement, beaucoup plus subtil que ça. Sur "You came in me", c'est la musique qui est plus recherchée que le texte, mais contrairement à la légende, vous êtes des Dude très drôles. J'adore "Riding bikes" précisémment parce qu'elle mélange ténacité punk, groove langoureux, et cris en arrière-plan comme l'avait déjà fait "Mouthpiece". L'album culmine, à mon sens, avec "All the surveyors" qui représente la quintessence de ce que Shellac sait faire de plus sauvage et de plus aiguisé.
Bref, tu n'imagines pas, cher Steve, tout ce dont nous aurions pu discuter, surtout venant de quelqu'un qui précise avec bienveillance que l'on n'est pas obligé d'acheter un t-shirt pour venir vous parler. Mais, voilà j'étais tellement timide que tout ce que je t'ai demandé, c'est si tu n'avais pas mal aux oreilles en sortant d'un concert, parce qu'en plus de Shellac, toi et Bob avez contribué à plein de très beaux albums. Et même si cet album avait été moyen je vous aurais pardonné, mais ce n'est même pas le cas. Incroyable !
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