Quand aux abords de l'hiver de sa vie, alors que "les lumières commencent à baisser, à atténuer d'un cran la couleur de l'existence", Eduardo Arroyo, un des peintres majeurs de l'Espagne contemporaine, né en 1937, un des grands noms de la Figuration Narrative, jette un oeil par-dessus son épaule, il y voit un homme, une vie, une oeuvre, des rencontres, des amours, des engagements forts et un militantisme indéfectible aux valeurs libertaires, mais également un monde qui n'existe plus. Et lui prend l'envie de rédiger son testament.
Mais il donne à ce mot généralement entendu comme le document qui contient les dernières volontés du futur défunt, à l'instar de celle du condamné à mort, et le règlement du sort de ses petites cuillères en argent, une acceptation atypique inspirée de la pratique littéraire d'un parent illustre de son épouse : "Le testament devrait exprimer, surtout pour ceux à qui il est destiné, l'impossible désir d'avoir tout dit, de tout laisser ficelé derrière soi. Il devrait aussi exprimer l'utopique espoir d'avoir eu le temps de faire ce que nous n'avons pas fait, entre nostalgie et impatience".
Ainsi en est-il de ses "Minutes d'un testament" qui viennent de paraître et qui résultent, à l'image de sa peinture basée sur le processus du collage, d'une hybridation textuelle entre mémoires, soliloques, souvenirs et fragments d'un itinéraire combattif sans souci ni d'exhaustivité ni de chropnologie, auxquels l'adjonction du mot "minutes", qui signifie également "original" et "brouillon", donne une connotation à la fois d'un écrit vivant, en mouvement, et d'un écrit conjoncturel voué à l'amendement. Ce qui est d'ailleurs déjà le cas puisque dans une interview récente, il revenait sur sa décision y mentionnée de fonder un musée dépositaire de son oeuvre dans la propriété familiale.
Rédigées dans une langue fluide et abondante qui, même si elle est travaillée, a le ton et la couleur de l'oralité et n'est pas exempte d'humour et d'autodérision – impossible de ne pas penser à la langue catapulte qu'est sa langue natale et au tragicomique ibérique – ces minutes reflètent, pardon pour ce jeu de mot mais l'auteur lui-même parle d'une "écriture de peintre", la narration figurative de l'itinéraire d'un homme engagé dans son siècle et sa vie.
S'il aborde peu sa vie affective, il lève un peu le voile sur l'artiste, le jeune homme qui voulait être journaliste et écrivain et qui, à la fin des années 50, exilé à Paris est devenu presque par hasard peintre : "Je suis venu grossir de ma présence par la même occasion la misérable brigade internationale des rêveurs et des névrosés, chair à canon de l'art contemporain".
Cela étant, ne vous attendez pas à une auto-analyse picturale ni à une exégèse métaphysique de son processus créatif : Eduardo Arroyo se limite à l'essentiel tant sur l'art ("l'histoire de l'art ne consiste pas en d'éternelles litanies philosophico magistrales mais bien plutôt en une histoire faite de rencontres et de séparations") que sur son oeuvre ("La peinture est une question de force, de conviction, de fermeté ; la peinture est tout pour moi, c'est ma vie.") et sa conception du rôle de l'artiste ("mon rôle n'est pas de transformer le monde. Je peins et je persiste à peindre ce qui ne signifie pas que je vais me taire".
Il évoque également son engagement politique, sa particiation aux événements de 68 ("Avec Pierre Soulages nous avons empêché ensemble que des imbéciles décérébrés s'attaquent à la Sorbonne en la couvrant de peinture rouge et en détruisant les fresques de Puvis de Chavannes du grand amphithéâtre") avant de revenir vers l'Espagne et la réalité socio-politique espagnole.
Mais surtout il livre ses coups de coeur et ses coups de gueule avec une fougue empathique, notamment sur le statut de l'artiste dans ce troisième millénaire, sans jamais renoncer à son credo à une époque qu'il ressent comme en retrait sinon en régression.
"Je me souviens que du temps où j'étais un jeune peintre, j'étais libre, pauvre mais libre. Aujourd'hui la peur, l'autocensure, la subvention, la présence constante des bureaucrates de la culture, des serviteurs de l'Etat qui se mêlent de tout entravent nos mouvements et limitent nos libertés." |